Trigger warning : forte charge émotionnelle dans ce texte
Attention, ce titre est trompeur, il ne s’agit pas ici de la dernière visite de Micheline chez le garagiste, même si cette visite était assez drôle, et d’ailleurs il ne s’agit pas non plus d’une histoire drôle. Il ne s’agit même pas vraiment de Micheline.
C’est donc l’histoire, comme son nom ne l’indique pas, de Bécassine, la cousine de Micheline. Je dirais même plus, la cousine chérie de Micheline. Elles ont passé la plupart de leurs vacances ensemble quand elles étaient enfant, elles ont traversé les tourments, les boutons, les choix vestimentaires hasardeux et autres rébellions de l’adolescence ensemble aussi. Et puis elles se sont lancées dans les études, le travail, le mariage et la maternité et elles se sont un peu perdues de vue.
Bécassine c’était un rayon de soleil, mais de soleil qui tape fort.
Elle était grande, elle faisait de grands gestes, elle ne faisait rien comme tout le monde, avait un humour douteux et ponctuait ses phrases de « poil au cul, poils aux bras, poils à la bite », elle parlait comme un charretier et était toujours en retard. Presque toujours. Le jour de son mariage, elle est entrée dans l’église avant son mari. Et pour son dernier jour aussi, elle a pris les devants. (poil aux dents)
Parce que si vous êtes un tant soit peu attentives à la concordance des temps vous aurez remarqué qu’on parle de Bécassine au passé. On peut dire qu’elle est partie, qu’elle nous a quittés, qu’elle est au ciel, qu’elle est passée de l’autre côté.
Elle aurait dit qu’elle mange des pissenlits par la racine. Le terme exact, c’est qu’elle est morte.
C’est pour ça qu’on ne peut pas vraiment parler d’histoire drôle, du coup. Ce n’est pas drôle ce que je vous raconte, mais c’est nécessaire. (poil aux ovaires)
Bécassine avait un sacré caractère, des idées loufoques, un rythme de vie délirant, des jugements arrêtés, des santiags en croco rouge, un fabuleux Fabuleux et 5 enfants adorables. Elle était urgentiste, voyez-vous. Elle bossait donc comme une folle et se frottait à toutes les misères du monde, plus ses galères à elle. Parce qu’être urgentiste, c’est difficile, le mariage c’est difficile, 5 enfants, c’est difficile. Le tout mélangé, c’est vraiment compliqué. (poil au nez)
Bécassine était adorable, mais elle parlait très fort, on pourrait même dire qu’elle gueulait, mon vieux, comme une poissonnière de Ménilmontant. Elle gueulait sur son mari, sur ses enfants, sur ses voisins, sur ses patients et sur ses équipes. Et il n’y a pas de secret : quand on gueule, c’est qu’on a du mal à se faire entendre.
Bécassine gueulait et pourtant elle n’était pas entendue.
(poil au cul) Elle faisait du bruit et elle brassait de l’air avec ses grands bras, ses grandes mains, et elle riait fort (un drôle de son qui se rapprochait du blatèrement d’un dromadaire en chaleur) pour masquer qu’elle n’allait pas bien. Qu’elle allait franchement mal, qu’elle ne s’en sortait pas. (poil aux bras)
Et pourtant elle était la première à rendre service à tout le monde, et la dernière à accepter de l’aide. On ne sait pas si c’est par fierté mal placée, besoin de prouver qu’elle assumait ses choix, peur de décevoir ou un mélange de tout ça. Mais le résultat était là, petit à petit elle a grillé sa belle énergie, et puis elle a épuisé ses réserves, et elle a gardé pour elle ses problèmes, et sa détresse, elle a continué comme si de rien n’était.
Elle s’est tuée à la tâche, et puis, un jour, elle s’est tuée tout court. (poil aux poignées d’amour)
La dernière fois que Micheline a eu de ses nouvelles, c’était il y a 3 mois. Micheline avait re (rerererere) gardé Love Actually, elle avait pensé à Bécassine, alors elle l’avait appelée le lendemain. Bécassine était dans un bar toute seule, il était 18 h, elle a dit « j’ai la flemme d’y aller, ils m’emm*** tous là-bas » sans que Micheline comprenne si elle parlait de son boulot ou de sa maison. Elle avait essayé de sonder un peu, s’était inquiétée, et puis Bécassine avait donné le change, pris des nouvelles, raconté une anecdote de l’hôpital et la dernière bêtise de son benjamin, elle avait ri très fort aux blagues de Micheline et elle avait raccroché en disant « C’était bon de t’entendre ma Michette ! Faut absolument qu’on se fasse un truc avec tous nos mômes ! On s’appelle vite, poil à la bite ! »
Trois mois plus tard donc, Bécassine est sortie d’une garde de nuit trop fatiguée pour se battre contre ses idées noires, trop fatiguée pour continuer, trop fatiguée de donner le change, trop fatiguée pour penser à ses enfants et son mari, trop fatiguée pour penser à autre chose que sa fatigue, trop fatiguée pour tourner, trop fatiguée pour freiner. (poil aux nénés)
Je vous avais dit, ce n’est pas une histoire drôle.
Mais Micheline tient à ce que je vous la raconte, parce qu’elle se retrouve aujourd’hui dans un cimetière devant une tombe recouverte de fleurs oranges (Bécassine avait toujours dit qu’elle ne voulait que de l’orange à son enterrement, parce que c’est plus gai) à se répéter que c’est pas possible que le dernier mot qu’elle ait entendu de la part de cette cousine tant aimée soit un mot aussi vulgaire, et qu’elle voudrait que de cette histoire lamentablement tragique sorte quelque chose de bon. Quelque chose de beau, quelque chose de gai. Pas forcément orange.
Elle voudrait que l’histoire de Bécassine soit utile, et que tu saches repérer les signaux d’alerte et que tu appuies sur la pédale de frein.
(poil aux reins) Bien sûr, toutes les mères ne sont pas en burn-out, bien sûr il existe aussi des fatigues passagères, bien sûr c’est un cas particulier. Mais le burn-out existe, certaines fatigues ne sont pas normales, et cette histoire est aussi universelle : c’est l’histoire d’une femme fabuleuse qui a oublié qu’elle pouvait demander de l’aide, qu’elle pouvait ralentir, que sa valeur ne se mesurait pas à tout ce qu’elle pouvait accomplir en une journée. (poil aux pieds)
C’est ce pour quoi Hélène et sa fabuleuse équipe se battent depuis 10 ans. Pour que tu n’attendes pas d’avoir grillé toutes tes cartouches pour dire que ça ne va pas, pour que tu n’aies pas honte de dire que tu ne t’en sors pas. Et ce n’est pas la peine de te comparer à Bécassine, elle était hors norme. Tu as le droit de ne pas t’en sortir avec un seul enfant, ou avec 12 si c’est ce que tu vis, avec 3 boulots ou au foyer, à chacune ses réserves d’énergie, à chacune sa vie. (poil au kiki)
Ce que Micheline retient de cette tragédie c’est, d’abord, qu’un thème couleur à son enterrement c’est une chouette idée, et puis aussi qu’elle ne laissera plus jamais tranquille une amie, une sœur, une cousine qui raccroche avec une blague pour tenter de masquer sa petite forme.
Micheline sait que ce n’est pas de sa faute si Bécassine n’a pas voulu freiner ce jour-là, ni de celle de sa famille, ni même vraiment de la faute de Bécassine.
C’est de la faute de sa maladie, mais c’est une maladie qui se guérit avec l’aide des autres. Avec l’aide d’un village, par exemple, on peut guérir toutes ensemble. (poil aux jambes) (oui c’est une rime bancale, mais je n’ai pas le talent de Bécassine qui me pardonne très certainement).
Voilà, ce n’est pas une histoire drôle et l’hommage de Micheline à l’humour (très) douteux de Bécassine n’a pas forcément suffi à alléger son propos, mais, du fond de son cœur tout triste Micheline pense à toi. Si tu n’es pas en forme, prends soin de toi, n’aie pas peur de demander de l’aide et surtout, n’oublie pas de te servir de ta pédale de frein. Si tu es en forme, pense à rappeler cette copine qui ne va pas bien, n’aie pas peur de proposer un café à cette presque inconnue de l’école, qui se traîne depuis six mois des cernes longs comme le bras. Micheline et Bécassine comptent sur toi, n’oublie pas que tu es une pépite ! (poil à la bite)