C’était samedi soir, il était 22h32, je le sais parce que le train entrait en gare. J’étais debout dans un sas entre deux wagons. De la main droite, je m’appuyais contre une carte du réseau ferré français. Avec mes talons, je bloquais mes deux valises pleines de livres, ceux que j’allais dédicacer le lendemain lors d’une conférence pour parents épuisés.
Sur les petits strapontins installés entre deux rames de TGV, il y avait deux petits blonds, une fille et un garçon, qui ne devaient pas avoir plus de 3 ou 4 ans et qui portaient tous les deux des lunettes aux montures colorées.Leur maman se tenait debout devant eux, maintenant son équilibre grâce à une barre verticale. Elle me tournait le dos ; devant mes yeux, il y avait son immense sac de randonnée marqué « 50L ».
Le train freinait par à-coups et mes valises beaucoup trop lourdes se cognaient contre la porte vitrée.
« Vous êtes vilains », elle leur répétait, aux deux petits blonds.
Elle ne criait pas. Elle parlait.
Elle parlait les dents serrées. Ça s’entendait, même sans voir son visage.
Tandis qu’elle continuait de réprimander sa progéniture avec rage, une rage distillée au travers de ses dents serrés, j’observais les deux petits visages encombrés par de grosses lunettes rose et bleue. Ils ne bougeaient presque pas. Ils étaient assis sur leur strapontin, ils remuaient un peu leurs pieds et ils ne faisaient presque pas de bruit. D’ailleurs ils ne gênaient personne, puisque nous étions seuls.
En fait, c’est plutôt elle qui devenait gênante avec ses intempestifs « Vous êtes vilains. »
« Vous êtes vilains. Tous les deux. »
« Je te dis de fermer ta bouche ! Mais toi tu n’es pas capable de le comprendre, ça, hein ! »
Elle utilisait le langage inverse, exactement inverse, à tout ce que l’on apprend dans les cours de parentalité positive. Et elle n’arrêtait plus de les fustiger pour rien, ces deux petits-là.
Je trouvais son agacement totalement démesuré.
Il était presque 23h, les deux petits devaient être épuisés après plusieurs heures de voyage et ils ne faisant rien de mal, à part être des enfants de 3 ou 4 ans.
Je me suis reconnue dans cette jeune femme qui avait un sac de randonnée pour visage. Cette jeune maman qui serrait les dents pour contenir toute la colère qui s’était amassée à l’intérieur. Je me suis revue, deux années en arrière, lorsque je criais, au point que mes enfants se bouchent les oreilles pour ne plus m’entendre leur reprocher d’exister.
« Vous êtes vilains. »
Cette maman-là, elle ne savait plus comment faire entendre sa colère, alors elle ne s’arrêtait plus de répéter entre ses dents serrées : « Vous êtes vilains. »
J’ai fait un pas sur le côté. J’ai cherché son regard. Je voulais lui faire un sourire. Juste un petit sourire pour lui faire savoir que je la comprenais. Et ouvrir une de mes valises pour lui offrir un livre.
Et puis le conducteur a donné le coup de frein final,
et le train s’est arrêté. La porte s’est ouverte sur l’unique quai de gare de cette petite ville bretonne, dévoilant le visage enjoué de deux soixantenaires qui se sont jetées sur les petits blonds et les ont serrés dans leurs bras, les couvrant de bisous. Ce devaient être les deux mamies. Je suis sortie avec mes valises de 23 Kg chacune, j’ai rejoint mon amie organisatrice de la conférence du lendemain, et la dame au sac à dos de 50L avait disparu dans la nuit.
Je me suis sentie un peu bête. Mes valises étaient pleines de livres qui expliquent aux jeunes mamans que lorsque l’on est à bout, le vrai courage est de se l’avouer, et puis d’oser la bienveillance envers soi.
C’est vrai, elle avait fui mon regard pendant de longues minutes, mais j’aurais pu me poster devant elle, j’aurais pu ne pas lui laisser le choix, j’aurais pu la forcer à recevoir mon sourire et peut-être une petite phrase d’encouragement et aussi un livre pour lui dire « tu es fabuleuse ». C’est allé trop vite et elle n’était déjà plus là. Et elle ne voulait pas se laisser déranger, et j’ai eu peur qu’elle se sente jugée. Après coup, je me dis que j’aurais du.
J’espère secrètement qu’elle tombera sur ces quelques lignes par hasard.
Quelques lignes pour ces mamans-là :
- celles qui grondent leurs enfants les dents serrées,
- celles qui n’osent pas se retourner,
- celles qui sont tellement à bout, tellement rongées par le doute, la honte ou la rage qu’elles ne sauraient même plus recevoir un sourire.
Ces lignes, je les dédie à celles qui n’ont pas de répit, à celles dont le mec est parti, à celles qui ont passé une sale journée, à celles qui ne savent plus où donner de la tête ni où évacuer leur stress.
Parfois on est à bout, tout simplement !
On ne sait même plus pourquoi ni contre qui on est énervée, alors les premiers venus sont les premiers qui prennent…
Je ne sais pas si les yeux de la dame du train étaient rougis pas les larmes, je ne sais pas si c’est pour ça qu’elle n’a pas osé me regarder lui sourire.
Ce que je sais, c’est qu’il sera toujours là, cet instinct de vie qui fait qu’elle est toujours dans la course, qu’il ne sera jamais trop tard, qu’elle trouvera les ressources pour aller plus loin, qu’elle apprendra à se connaître, qu’elle apprendra à s’aimer, à se respecter, et peut-être même à s’admirer un peu pour la fabuleuse qu’elle est… entre deux wagons du train de la vie lancé à mille à l’heure.