Je n’oublierai jamais ce matin de décembre 2013.
Il suivait une nuit qui n’avait plus de différence avec le jour, car je ne dormais pas.
Ce matin-là, je suis restée suspendue quelques secondes durant entre le rêve et la réalité, à l’orée de mon réveil, avec une pensée qui pendant plus d’un an allait causer une culpabilité étouffante, insupportable, honteuse.
Le sourire aux lèvres, j’ai exhalé un long soupir de soulagement. La poitrine et le cœur légers, je me suis dit que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Non, je n’étais pas maman depuis quelques jours, oui, j’étais toujours une femme sans enfant parce que mon mari était stérile.
Et puis j’ai vraiment ouvert les yeux. J’ai tourné la tête sur la gauche et j’ai vu mon fils, dans son berceau accroché à mon lit comme une arapède à son rocher et j’ai compris que ces quelques secondes n’étaient qu’un mirage.
Aussitôt, je lui ai demandé pardon, tout haut, pardon d’avoir entretenu cette cruelle pensée, cette pensée de mère indigne, de femme qui ne méritait pas d’avoir enfanté et d’être mère.
Quelle mère regrettait d’avoir donné naissance à son enfant ?
Moi. Durant ces quelques secondes sur le seuil du réveil.
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Dix-huit mois plus tôt, nous avions appris que mon mari était stérile.
Il venait de perdre son travail et nous nous étions testés car cela faisait un an que j’essayais de tomber enceinte. Moi, madame « je-contrôle-tout-sinon-je trépasse », je m’étais dit que mieux valait savoir au plus tôt si nous avions des difficultés, pour évidemment y remédier. Car avant de savoir ce qu’était vraiment la PMA, je me disais que l’infertilité était juste un problème à solutionner comme un autre, point barre.
Étant moi-même un bébé Clomid — ma mère avait utilisé cette drogue d’hyperovulation — j’étais aussi persuadée d’être à l’origine de notre échec. Et pourtant, c’était mon mari qui était stérile. Une azoospermie totale qui touche à peu près 0,5% des hommes dans le monde. Pas un spermatozoïde en vue.
« Vous n’avez pas de nageurs dans votre piscine »,
lui avait annoncé au téléphone cet abominable laborantin, car mon mari, sous le choc, ne comprenait pas ce que cet homme lui annonçait.
J’étais prête à adopter, mais je rêvais aussi de sentir la vie en moi :
les bulles de champagne, les coups de pied, établir cette connexion du premier instant avec mon enfant.
Nous avons donc décidé de procéder à une FIV grâce à un don de gamètes ; un parcours qui m’a donné l’impression d’acheter des pots de confiture tant les entreprises étaient inhumaines : elles faisaient pousser des arbres à fric sur le terreau de notre malheur.
Au bout de la troisième insémination, j’étais enceinte.
J’avais combattu le trop-plein d’hormones à coup d’affirmations positives et onze mois après mon premier essai, mon fils naissait.
Ce moment où les sages-femmes l’ont déposé sur mon sein : quel bonheur intense, immense et quel soulagement j’ai ressentis ! Je me suis dit : « ma vieille, bravo ! Le plus dur est fait ! »
Enceinte, j’imaginais que j’écrirais mes polars avec mon fils qui gazouillerait dans son couffin, tapant sur mon ordi au rythme de ses areuh ou au son de sa bouche qui tèterait goulûment mon sein. Quelle ignorance, quand même, quand j’y pense.
Or mon fils ne dormait pas ; ni le jour, ni la nuit, et encore moins dans son couffin ; il refusait le sein et moi je désespérais.
Je désespérais tout en l’aimant comme une lionne, mais en détestant cette nouvelle vie à son service.
C’est paradoxal, non ? C’est pourtant ce qui me rongeait : cet amour qui grandissait chaque jour et cette liberté qui avait disparu ; comme si cet amour me consumait toute entière. Plus rien n’était mon choix.
J’ai demandé à ma mère : « Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était si difficile ? Si ingrat ? »
« Parce qu’on oublie », m’a-t-elle répondu.
J’ai posé la même question à une de mes amies, devenue mère six mois auparavant. Elle m’avait pourtant assuré que rien n’était aussi beau, que rien ne me définirait autant que le fait d’être mère. Mais au téléphone, face à ma détresse, elle a ajouté qu’après cette guerre que j’avais menée contre mon corps, elle pensait que, même vampirisée par mon fils, je serais la plus heureuse des mères.
Ah… la voilà.
Elle était là cette idée, ce poids qu’on nous refile à nous, mères d’enfants issus de la PMA.
Moi qui m’étais battue contre Mère Nature pour procréer, j’aurais dû être plus heureuse et plus reconnaissante que les autres, comme celui qui boit enfin une gorgée d’eau après une traversée du désert et jouit de cette divine sensation. J’aurais dû être la mère qui voit sa vie en superlatifs.
Pourtant, j’étais déprimée, fatiguée, perdue et j’avais cette terrifiante sensation que mon fils m’avait coupé les ailes.
Je me suis alors mise à chercher ce bonheur.
J’essayais de l’étreindre partout et pour tout, par devoir, par amour pour mon fils, par amour pour mon mari et par respect pour les autres mères, celles qui voulaient enfanter mais qui ne pouvaient pas. Je le cherchais… sans oser dire que je ne le trouvais pas. Peut-être qu’après tout je n’étais pas câblée pour devenir mère, moi, Johana Gustawsson, la grande rêveuse qui parlait de ses livres comme de ses enfants.
Peut-être…
Ou peut-être, tout simplement, que nous les mères, les femmes, nous ne sommes pas assez honnêtes les unes envers les autres. Peut-être qu’au lieu de prétendre — afin de correspondre à cette imagerie sociale — que la maternité est un plaisir instantané et au long cours, nous devrions nous parler, nous livrer les unes aux autres sans nous juger et sans nous flageller avec cette idée de mère parfaite.
« Tu n’as pas besoin d’être une bonne mère, juste une mère suffisamment bonne»,
me dit alors la mienne, le jour où j’osais enfin partager cette peine qui me rongeait toute entière. Le psychanalyste Donald Winnicott avait parlé dans les années 1950 de ce concept de « mère suffisamment bonne », et voilà que soixante ans plus tard, cette phrase provoquait en moi un véritable bouleversement.
Car cette phrase a mis fin à toutes mes exigences envers moi-même.
Comme si elle m’avait détachée des diktats sociétaux. Je me suis fiché la paix. J’ai laissé couler – même s’il s’agissait parfois de torrents – mes insatisfactions et mes doutes. C’était l’été qui précédait les deux ans de mon aîné. Nous étions en vacances sur l’île de Gotland, en Suède, et mon petit bout marchait fièrement avec sa bouée, direction la piscine. Je regardais son ombre qui chatouillait la mienne et tout à coup, j’ai réalisé que j’étais libérée de cette obligation d’incarner cet idéal de mère.
Aujourd’hui, pratiquement une décennie plus tard, mère d’une paire de jumeaux en plus (ceux-là concoctés dans un tube, grâce à 27 injections par semaine),
je me permets de ne pas aimer certains moments :
je me permets de ne pas avoir envie de donner un bain, ou d’aller les chercher à l’école, ou encore de leur raconter une histoire. Il y a des jours où j’aimerais ne penser qu’à moi et j’accepte ce désir. Je ne le juge pas. Je ne me juge pas. Et lorsque je vois ces sourires éternels accrochés aux lèvres de mes trois fils, je me dis que je n’ai jamais perdu mes ailes : mes enfants ont juste continué à les tisser pour leur donner plus d’envergure.
Ce texte nous a été transmis par Johana Gustawsson, une fabuleuse maman.
Johana est autrice de thrillers et romans noirs publiés chez Calmann Lévy et traduits dans une vingtaine de pays. Retrouvez son actualité sur https://www.johanagustawsson.com/