« C’est drôle, cette maison fera partie de nos souvenirs »* écrit Frances Mayes à propos d’une maison de vacances achetée en Toscane.
Cette idée me touche.
Penser que les espaces que nous traversons, les maisons où nous demeurons, marqueront d’une façon ou d’une autre notre mémoire, laisseront dans notre cœur une empreinte particulière contribuant à la construction de ce que nous sommes.
Ces maisons de famille ou maisons d’enfance abritent nos madeleines de Proust, nos souvenirs, nos cousinades joyeuses ou pas. Elles nous ont vu grandir au rythme des générations. Elles connaissent les pages qui se sont colorées et ternies, celles qui se sont tournées, celles qu’il aura fallu oublier, tenir secrètes. Lieu de ressource ou de conflit, de retrouvailles ou de solitude, nous nous y accrochons parfois de façon passionnée et passionnelle.
Ces maisons qui nous habitent.
Aujourd’hui, j’ai envie de croire qu’au fond, ce n’est pas nous qui habitons ces maisons mais que ce sont bien elles qui finissent par nous habiter. Vous habiter.
Les murs, les fantômes, l’odeur du feu de cheminée qui aura emporté avec lui songes, confidences et blagues, les couleurs si particulières d’une pièce, le reflet d’un rideau, le coucher du soleil sur une terrasse, le goût d’un repas, d’un baiser échangé, le toucher d’un fauteuil, de l’herbe mouillée ou du carrelage froid la nuit pour aller faire pipi sur la pointe des pieds, l’écho d’un enfant qui rit : l’évocation de ces souvenirs maintiennent vos sens en éveil.
Je vous mets au défi d’ouvrir un coffret, d’en retrouver de vieilles photos : votre cœur bat un peu plus fort. Il se serre ou se gonfle de bonheur, de colère, d’émotions encore vivaces et parfois bien difficiles à nommer, témoignant de la place que vous aviez au sein de votre famille et des liens entretenus avec chacun des membres de ce groupe, tous bien différents et pourtant appartenant au patrimoine commun.
En entretien, vous nous parlez régulièrement de ces lieux. Retrouver une maison que l’on a aimée, c’est comme un rendez-vous avec une petite part intime de soi. Inversement, la quitter, c’est s’oublier un peu, oublier l’enfant ou la jeune fille que l’on était par exemple. C’est y laisser sa terre et accepter de s’en séparer, pour y revenir peut-être un jour. Ou non. Car les maisons de famille ne sont pas éternelles : elles se transmettent, se vendent ou se transforment… Du haut de leurs pierres, elles nous rappellent que le temps passe et nous invitent à vivre le présent, y mettre notre patte, se positionner, pour aménager l’avenir.
Ces maisons qui nous racontent.
Bon ou mauvais souvenir, peut-être un peu de flou entre les deux, les maisons de famille font partie de notre identité. Il y a les maisons écrins, comme un utérus familial où il fait bon de se retrouver, et les maisons poubelles, que nous aimerions vider, oublier, ne plus jamais revoir.
Quand nous les avons aimées, il arrive qu’elles nous imprègnent tant que nous finissons, encore adultes, à les rêver : c’est ainsi qu’elles influencent parfois le choix et l’organisation de l’espace de la maison que nous habitons. Et quand cela ne peut se faire, ce sera à travers le choix de la décoration, la recherche des objets et des meubles, et même des plantes qui l’orneront, que nous essayerons de la retrouver.
Est-ce pour mieux sentir nos racines ? Nous rappeler d’où nous venons ? Faire vivre notre filiation ? Et s’il nous prenait l’envie de tout rejeter ?
Au travers ce que vous en dîtes, c’est votre histoire personnelle que vous visitez, son mouvement original, son dynamisme, les kilomètres parcourus, l’argent dépensé, l’énergie investie. Une histoire personnelle que vous vous appropriez pour comprendre votre attachement ou vos prises de distance.
Associées à une période de notre vie, ces maisons font revivre les personnes que nous avons aimées, ou moins appréciées : un grand-père, une grand-mère … « Je revois encore mon oncle bricolant dans son atelier où flottait une odeur d’essence vieillie, stockée dans un moteur. Quand je descends dans cette pièce pour y chercher un outil, je retrouve ce parfum particulier : c’est comme s’il faisait un bond malicieux devant mes yeux. J’aimais tendrement cet homme » me confie une jeune femme.
Hier, aujourd’hui, puis demain.
Maison de famille, quand tu nous tiens ! Jusqu’où devons nous les garder ou se laisser garder par elles ? Que devons transmettre, ensemble ou seul ? Si les histoires de famille se racontent à travers nos pierres, et si les pierres en portent les valeurs, jusqu’où devons nous, pouvons nous y revenir ?
*Sous le soleil de Toscane, Frances Mayes, 1998