Insidieusement, l’angoisse s’invite dans l’esprit de Céline et la pousse à suivre Marion lorsque celle-ci sort au milieu de la nuit.
Les liens du sang, épisode 7 : Rituel sous la lune
Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, Céline fixe le plafond sur lequel les persiennes projettent des rais de lumière bleue. Elle n’a pas trouvé comment aborder le sujet avec Sébastien qui, à peine le dîner englouti, s’est écroulé dans leur lit. Maintenant qu’elle y pense, elle a trouvé la salle de bain de Marion particulièrement bien rangée. Trop bien. Pas de mousse à raser sur le côté gauche de la vasque, pas de gel douche d’homme, une seule serviette sur le porte-serviette.
C’est comme si la présence de Jean avait été soigneusement effacée.
Incapable de s’endormir, Céline se tourne et se retourne dans son lit, en tirant le drap que Sébastien a coincé sous sa hanche. La fragilité de Marion lui semble de plus en plus manifeste. Son déséquilibre, même. Un grincement du parquet retentit dans l’obscurité.
Brusquement, une vague d’angoisse lui parcourt le corps et Céline se glisse hors du lit.
Elle vient d’imaginer Marion, debout dans la chambre de ses enfants, à les regarder dormir dans la lumière blafarde de la lune. Et si elle était vraiment déséquilibrée ? Et s’il lui venait à l’esprit de…
Une boule de la taille d’un poing coincée dans la gorge, Céline entrouvre sa porte et balaie le couloir d’un regard inquiet. Le parquet sombre luit doucement aux endroits d’usure. Rien ne semble bouger. Avec un coup au cœur, Céline réalise que la porte des enfants est entrouverte. Elle est pourtant certaine de l’avoir refermée après les avoir embrassés dans leur sommeil. Alors qu’elle est sur le point de sortir dans le couloir et de se précipiter dans la chambre de ses enfants, elle se fige.
Marion vient de sortir de la chambre, qu’elle referme sans bruit.
Son visage pâle fait une tâche claire dans le couloir. Elle porte sur le visage une souffrance qui tord le ventre de Céline. Bien sûr, bien sûr que si Marion a perdu un enfant, elle a besoin de se consoler, de se remplir à la source de ces bruits et ces odeurs d’enfant. Céline se donnerait des claques, elle qui allait sauter à la gorge de sa belle-sœur. Elle a toujours manqué d’empathie. Mais alors qu’elle s’apprête à refermer la porte sans bruit, Céline aperçoit Marion qui, au lieu de regagner sa chambre, se dirige vers l’escalier et le descend.
Où va-t-elle ainsi, à 2 h du matin ?
Céline se faufile silencieusement à la suite de Marion. Sous ses pieds qu’elle essaie de rendre légers, le parquet semble tiède. Dans la cuisine, un bruit de tiroirs et de couverts remués secoue le silence. Marion n’a pas allumé. Le corps plaqué contre le mur, Céline colle son œil dans la fine rainure laissée par les charnières entre la porte et le chambranle. Marion lui fait dos et fouille avec une sorte de frénésie dans les tiroirs. Céline lit dans ses épaules contractées, dans ses gestes brusques, une forme d’urgence. Et dans la pénombre, elle frémit lorsqu’elle voit ce que Marion tient dans sa main droite.
Une longue lame effilée.
La main en travers de la bouche pour ne pas crier, Céline se mord jusqu’au sang. Elle n’a aucune idée de ce qu’il faut faire, de ce qui est en train de se passer à cet instant. Est-ce qu’il faut crier ? Se précipiter sur Marion et lui faire lâcher son couteau ? Remonter l’escalier quatre à quatre pour réveiller Sébastien ? Et si Marion remontait à l’étage et entrait dans la chambre des…
Céline n’a pas le temps de formuler sa pensée jusqu’au bout. Marion se retourne d’un bloc et scrute la porte avec une intensité glaçante. Céline se fige, le souffle coupé, bande ses muscles, prête à bondir si Marion passe la porte, mais non, sa belle-sœur se détourne et ouvre celle qui donne à l’extérieur.
L’angoisse comprime les côtes de Céline qui se met en mouvement dans un brouillard mental qu’elle ne s’explique pas. Au lieu de remonter à l’étage, elle s’introduit dans la cuisine et sort à la suite de Marion. Sous la lumière froide de la lune, la cour a des allures fantômatiques. La carrosserie de la voiture luit comme si elle était d’argent. Où est passée Marion ? Le cou et les trapèzes crispés à en devenir douloureux, Céline balaie la cour du regard. Au moment où elle pense avoir perdu la trace de Marion, quelque chose bouge près de la porte du chai. C’est la silhouette gracile de sa belle-sœur, qui traîne derrière elle un sac poubelle. Elle traverse la cour, en laissant son fardeau râcler le sol.
Cela semble lourd et l’espace d’une seconde tétanisante, Céline songe qu’il pourrait bien s’agir de…
Lorsqu’elle décide de suivre Marion à distance, elle n’est plus vraiment maîtresse de ses décisions. L’absence inexplicable de Jean lui envahit l’esprit et la voix pimpante de Michel résonne à ses oreilles en boucle « Allô, les enfants ! ».
Marion traverse la cour jusqu’à la grille et Céline attend qu’elle avance sous les platanes pour se faufiler à sa suite, du velours sous les pieds. Elle ne sent même pas les cailloux lui meurtrir les talons, elle est galvanisée par les images monstrueuses que son imagination produit en continu.
De nouveau, Marion disparaît et Céline se fige, incertaine quant à la direction à prendre. Il n’y a plus de son de gravier qui roule, seuls les grillons noctambules animent le silence. Un long bruit de déchirure lui vrille alors les tympans et Céline se plaque les mains sur les oreilles.
Sur la gauche, une lumière dansante est en train de naître et de grandir. Un feu.
Le torse collé contre l’écorce du dernier platane de l’allée, Céline hésite un instant à observer l’étrange manège de sa belle-sœur. Un corps traîné sur le gravier, un feu… Elle est au-delà de la frayeur et du dégoût, tout son buste tremble, ses jambes vibrent et son estomac fait des bonds. Un deuxième bruit de tissu qu’on arrache trouble le silence et Céline puise une forme de courage dans la curiosité qui la dévore.
À la lueur sautillante des flammes, Céline entrevoit un spectacle surréaliste : Marion, debout face au feu, est occupée à lacérer de longs vêtements sombres qu’elle découpe en lanières avant de les jeter au feu. Un pantalon. Une chemise rayée. Un pull marin taille XXL. Sur ses joues blanches, les larmes coulent sans bruit, mais elle met dans le mouvement de sa lame une rage muette qui remplit Céline d’épouvante.