Plus les jours passent et plus Marion semble épouser les attitudes de Céline, jusqu’à utiliser son parfum. L’inquiétude de Céline monte doucement.
Les liens du sang, épisode 6 : Mimétisme
Il est quatre heures de l’après-midi et le soleil tombe dru sur le sol de la cour. Du chai s’échappe le bruit des tuyaux que les saisonniers font voyager sur le sol de béton. Céline erre d’un pas incertain. Elle ne sait pas si elle doit parler à Sébastien de sa sœur. Marion lui semble étrange, elle oscille entre des attitudes franchement dérangeantes et des émotions qui la rendent terriblement attendrissante. Céline ne sait plus trop quoi penser et elle fait les cent pas sous le cagnard en se triturant le piercing qui a commencé à lui mettre la puce à l’oreille.
À quoi rime ce mimétisme bizarre, pourquoi Marion est-elle allée se faire percer l’oreille ?
Et le chignon sans élastique, que Marion copie sans vergogne ? Et le parfum… impossible de trouver les produits de l’Artisan Parfumeur dans la petite ville où Sébastien et elle sont allés faire les courses la veille. Marion est forcément venue se servir dans sa trousse de toilette, il est vraiment trop improbable que Marion ait en stock ce parfum relativement peu distribué.
Par la porte coulissante du chai, Céline aperçoit son mari de dos, qui porte sur l’épaule un énorme sac de levures œnologiques. Il se plonge si profondément dans ce rôle de maître de chai que Céline a peur de l’y perdre et de ne jamais le retrouver. Elle se rappelle les longues semaines après la mort des parents, pendant lesquelles il avait fallu décider de garder ou de vendre la propriété. Les insomnies, la perte d’appétit, les cheveux qui tombent par poignées…
Sébastien ne lui avait jamais expliqué son rapport exact avec la propriété familiale.
Elle l’avait rencontré au cours de ses études de graphisme, alors qu’elle rempilait pour une nouvelle khâgne, sans se douter une seconde du combat intérieur que Sébastien menait en coupant le cordon avec la tradition familiale. Ce n’est qu’après la naissance de Gaspard qu’elle avait réalisé. Quand la gendarmerie avait appelé pour annoncer l’accident de voiture des parents de Sébastien. Quand le notaire les avait réunis, avec Marion et Jean, pour discuter de l’avenir. Le soulagement de Sébastien quand Marion avait annoncé : « On reprend ! J’ai pas épousé un vigneron pour laisser vendre le Clos comme ça… ». Puis les nuits de culpabilité quand le gel, la grêle, le mildiou, la cicadelle décimaient les cultures et que Marion gémissait sous le poids écrasant du domaine.
Avant d’ajouter une couche au chambardement intérieur qu’est en train de vivre Sébastien, elle va vérifier. Si elle trouve dans la salle de bain de sa belle sœur un flacon de Mûre et Musc, elle reverra sa position et le flou étrange qui enveloppe les attitudes de Marion sera dissipé. Une fois sa décision prise, Céline entre dans la maison, gravit les marches qui couinent sous son poids et pousse la porte de la chambre de Marion. Le lit est fait, les volets mi-clos gardent la fraîcheur. Dans la salle de bain, tout est en ordre : brosse à dent dans le verre en plastique, un pot de Nivea qui sert à Marion de crème de jour, un tube de Colgate. Et un flacon de parfum. Citrus, de Roger Gallet.
Le souvenir de l’odeur qui flottait dans le cou de Gaspard lui revient comme une gifle.
Marion est allée embrasser ses enfants dans leur sommeil.
Elle se pose la main sur le cœur comme pour en contenir l’affolement et se raisonne : Marion n’a rien fait de mal. Elle est simplement allée embrasser ses neveux, elle a bien le droit. Rien n’y fait, Céline a le cœur au bord des lèvres, elle ne sait pas bien expliquer ce qui la dérange tant. Peut-être l’accumulation d’étrangetés, comme si, par de petits gestes imperceptibles, Marion se glissait peu à peu dans sa vie à elle.
La sonnerie aigrelette du téléphone la fait sursauter et elle quitte la salle de bain puis la chambre le feu aux joues. Et si on la surprenait là, elle serait bien en peine d’expliquer ce qu’elle fabriquait. Dans le couloir, la sonnerie se fait plus forte et Céline se demande si elle devrait décrocher, en bas, dans le salon, lorsque le répondeur se met en marche.
Un vieux répondeur qui date du temps de ses beaux-parents, qui enregistre en haut-parleur :
– Vous êtes bien chez Marion et Jean, laissez votre message et nous vous rappellerons dès que possible.
– Allô, les enfants ? C’est Michel ! Je voulais te demander un conseil, Jean, pour installer un antivirus, je n’y comprends rien. Rappelle-moi quand tu peux sur mon portable, je file au golf !
Dans l’obscurité du couloir de l’étage, Céline sent un haut le cœur lui remonter dans la gorge. Michel. Au golf. Michel, le père de Jean, qui est censé être en soins palliatifs. Mais qu’est ce que c’est que ce bordel ? Et où est Jean ?