Parce qu’il combat un vieux sentiment de culpabilité, Sébastien se noie dans le travail. L’œil observateur de Céline commence à percevoir des attitudes perturbantes chez sa belle-sœur.
Les liens du sang, épisode 4 : Parfum de malaise
Lorsque le coq qui règne sur le poulailler adossé au chai annonce le lever du soleil, vers 4h30, Céline tend une main ensommeillée à travers le lit pour caresser le dos de son mari. Elle ne rencontre que le vide du drap froissé et se lève à demi pour constater que, oui Sébastien est déjà debout, habillé, et parti. Tu parles de vacances. Bien malgré elle, Céline sent son petit vélo intérieur se mettre en mouvement et la perspective de se rendormir s’éloigne petit à petit. Tant pis, elle fera une sieste, autant se lever et profiter de ces quelques heures de silence total, si elle omet le coq, pour se promener pieds nus dans la rosée et continuer son bouquin devant un café fumant.
Dans le long couloir qui craque et grince sous ses pas, Céline s’arrête devant la porte de ses petits.
Le battant est entrouvert et elle entend la respiration paisible de Gaspard. Elle se glisse à l’intérieur et se penche sur le cou humide de son fils aîné. Alors qu’elle lui dépose un baiser derrière l’oreille, là où les cheveux un peu longs se sont collés sur la joue, elle respire dans le cou de son fils une odeur citronnée qui ne lui appartient pas mais qu’elle reconnaît aussitôt. Roger Gallet, Citrus. Un parfum que ni elle ni son mari ne porte mais qui lui rappelle quelque chose. Depuis sa première grossesse, elle a pris en grippe les parfums d’agrumes qui continuent de lui soulever le cœur. Elle reste fidèle depuis la naissance de Gaspard à son Mûre et Musc de l’Artisan Parfumeur.
Dans l’obscurité moite de la chambre, un léger gémissement s’élève du lit de Louise, calé entre la porte et la cheminée dont le manteau en bois s’écaille. Comme à chaque fois que Céline vient la voir la nuit, Louise ouvre aussitôt deux yeux ronds de chouette et la dévisage.
– T’es revenue ?, balbutie Louise avant de refermer les yeux et de replonger aussitôt dans le sommeil.
Revenue… pourquoi revenue ?
Céline lui caresse le front et songe que l’articulation entre les rêves et l’éveil de sa fille est une mécanique délicate. Comme elle est sage quand elle dort… Qu’il est agréable de la regarder immobile, sans ces mouvements désordonnés qui font d’elle une brise-tout, sans ces sursauts d’agressivité qu’elle n’arrive pas à contenir, sans ces explosions de joie bruyante et de sanglots désespérés qui alternent sans transition. L’aimer dans son sommeil ne lui demande aucun effort, songe Céline. Que c’est difficile de ne pas vouloir toujours canaliser, maîtriser, apaiser, adoucir cette petite tornade impulsive bourrée d’énergie, de générosité et de violence parfois. Comme Gaspard est reposant en comparaison, même s’il ne faut pas comparer.
Le cœur plus léger d’avoir pu caresser sa fille en paix, Céline descend l’escalier sombre qui mène à la cuisine. Les tomettes sont fraîches sous ses pieds et dans la nuit indigo, elle entend le chant flûté d’un rossignol. L’été est une belle chose.
Dans le silence qui précède l’aube, le toussotement d’un tracteur à l’approche la tire de sa lecture. C’est le premier chargement de raisins qui arrive sur le quai de réception.
Elle sort pour saluer Sébastien qui conduit d’une main sûre le tracteur jusqu’à la cuve.
– Alors, content des premières grappes ?, demande-t-elle en l’embrassant.
– On va voir avec les premiers jus, mais ça semble de bonne qualité. Et on a du volume.
– Tu parles comme un vrai vigneron, sourit Céline.
Le visage de Sébastien se referme brusquement. Elle comprend qu’elle a sans le vouloir mis le doigt dans une plaie qu’elle avait fini par oublier. En bossant comme un forcené, son mari rejoue quelque chose qui lui échappe, quelque chose d’avant elle, d’avant eux.
Et brusquement, ces quinze jours de vendange lui font peur.
La piscine a retrouvé une limpidité parfaite. Elle s’y glisse aux premiers rayons du soleil et flotte longuement au centre, les bras en étoile. Au loin, un volet claque contre la façade de calcaire et elle se dit que ça y est, la journée des enfants commence. Elle ouvre les yeux, toujours en suspension à la surface de l’eau, et sursaute. Accroupie sur la margelle, Marion l’observe. Depuis combien de temps ?
Céline se redresse brutalement, boit la tasse et articule entre deux quintes de toux :
– Ah, tu es là ?
– Oui.
– Mais… Ça fait longtemps ?
Avec un demi sourire qui fait jouer ses tâches de rousseur, Marion répond :
– Je suis venue te prévenir qu’on va au laboratoire oenologique pour faire un contrôle de maturité des baies. Est-ce que Sébastien peut prendre ta voiture ? Jean est parti avec la nôtre. Je suis redevenue piétonne.
Le rire de Marion grince un peu. Entre deux humeurs, Céline ramasse ses cheveux trempés sur le sommet de son crâne et les entortille de manière à se coiffer d’un chignon qui tient sans élastique.
Le regard attentif de sa belle-sœur qui suit chaque mouvement la rend nerveuse.
– Oui, bien sûr, qu’il la prenne. S’il peut faire trois courses en revenant pour le dîner… Tu as envie de quoi ?
– D’une belle vie.
Mal à l’aise, Céline sourit jaune et précise :
– Non, mais, envie de quoi pour le dîner ?
Les épaules un peu maigres de Marion se soulèvent et la bretelle de son débardeur retombe le long de son bras. Le menu ne l’intéresse pas tellement. Comme le silence s’étire, Céline s’enveloppe dans sa serviette en cherchant quelque chose à dire, puisque Marion ne semble pas songer à s’éloigner.
– Tu as des nouvelles de Michel ? Tu diras à Jean que je pense bien à son père ?
Le regard inexpressif de Marion lui fait douter un instant d’avoir parlé assez fort. Mais après quelques secondes de silence, sa belle-sœur répond :
– Bien sûr. Allez je file, on a encore une remorque à mettre en cuve avant 10 h.
Les oreilles bourdonnantes comme si elle allait faire un malaise, Céline regarde sa belle-sœur s’éloigner, sa silhouette sèche, son débardeur trop grand. Et alors que Marion va bientôt disparaître au coin du chais, Céline la voit rassembler ses cheveux roux, les relever au sommet de son crâne, les entortiller et glisser sous le chignon la pointe de ses cheveux, pour qu’ils tiennent tout seuls.