Sébastien se plonge aussitôt dans le boulot pré-vendanges. Céline comprend que les vacances n’en seront pas. Jusqu’à quel point ?
Les liens du sang, épisode 3 : Faire bonne figure
L’après-midi s’étire lentement. Les enfants barbotent dans la piscine dont Céline a lancé la filtration et nettoyé les skimmers. Elle y a trouvé des cadavres de grenouille dont l’odeur lui a fait froncer le nez, mais les enfants avaient trop chaud pour attendre que l’eau soit parfaitement désinfectée et après avoir vidé une demi boîte de galets de chlore, Céline s’est résignée à les laisser sauter dans l’eau trouble. Elle pensait son Gaspard un peu délicat mais pas du tout, il a haussé les épaules quand elle a évoqué les microbes et les bactéries.
– Maman, tu sautes avec nouuuuuuus, supplie Louise.
Oh non, hors de question de s’immerger dans ce truc avant que l’eau ne soit redevenue claire, songe Céline, qui agite son index de gauche à droite.
– Alors que les pieds, allez mamoune, ça va te faire du bien ! encourage Gaspard.
Elle a le choix : soit elle cède en râlant et elle gâche leur joie…
…soit elle surmonte son dégoût un peu excessif et elle profite vraiment de ce bain de pied qui réjouit ses petits. Le chlore a commencé à fondre, elle va y arriver. Avec un grand sourire, elle dénoue ses sandales et s’assied du bout des fesses sur la margelle. Oh oui, c’est très très bon cette eau fraîche. Elle chasse la pensée des bactéries qui remontent le long de ses mollets et s’abandonne à la sensation de l’eau entre ses doigts de pied. En fermant les yeux, elle pourrait presque se croire à Lancieu.
Demain, elle prévoit de remplir le frigo de sa belle-sœur qui est tristement vide et d’acheter un Uno, une Bonne paie, un Jokari, tous ces jeux dont elle se dit depuis des mois qu’ils pourraient animer les mercredis après-midi des enfants. Après tout, ils viennent d’économiser quinze jours de location.
Quand Sébastien et Marion rentrent des vignes, il est presque neuf heures du soir.
Ils ont les joues et le front vermillon, l’air fourbus mais Sébastien a l’air heureux. Peut-être le fait de se sentir utile auprès de sa sœur lui ôte-t-il un poids de la conscience, songe Céline.
– Où sont les enfants ? demande Sébastien qui s’affale avec un grand oufff de soulagement dans le vieux canapé de son enfance.
– Couchés. Ils se sont épuisés à la piscine, ça ne leur fait pas de mal de commencer les vacances par un gros dodo.
Elle sourit pour rassurer Sébastien : elle n’a pas passé une journée pourrie.
Elle a défait les bagages, joué à 1,2,3 soleil avec Louise de bonne grâce, elle a dégoté toute la série des Narnia pour Gaspard et un bon vieux Troyat corné qu’elle avait envie de lire depuis longtemps. Tout va bien.
– Et nous on a bien turbiné, hein Marion ? On a calé les dates de vendange sur tout le parcellaire, ça commence demain, on a fini de récurer la cuve de thermorégulation, et on a même passé un coup de jet sur le béton du quai de réception de la vendange.
Du coin de l’œil, Céline observe Marion qui fait tourner d’un air absent son alliance autour de son annulaire. Céline ne peut s’empêcher de penser au petit tas de layette pour bébé qu’elle a trouvé haché menu dans la chambre du fond.
Est-ce que sa belle-sœur aurait vécu une grossesse inaboutie ?
Quelque chose de douloureux qui puisse expliquer ces poches sous ses yeux, ces rides d’amertume de chaque côté de sa bouche ? En réponse à Sébastien, Marion hoche la tête avec un sourire lointain et se ranime tout à coup :
– Allez, je vais prendre une douche et on dîne. Aucune idée de ce qu’il y a à manger dans cette maison, on va faire avec les fonds de placards !
Puis avant que Céline ait le temps de dire qu’elle a mis la table sous l’albizia qui embaume de ses fleurs de soie l’air du soir et qu’elle a cuisiné un plat de spaghettis bolo, Marion s’échappe dans l’escalier et les laisse tous les deux. Sébastien s’étire et confie :
– Je la trouve pas en forme, ma sœur. C’est un coup dur que Jean ne soit pas là, justement à ce moment-là. Si les choses s’éternisent avec… enfin, j’espère qu’il réussira à faire des sauts de puces pour donner un coup de main ici, si la situation doit durer.
– Tu sais… peut-être que je me fais des idées mais je me demande si… si elle n’aurait pas subi une fausse couche.
Sébastien se redresse d’un bloc.
– Hein ? Ma sœur ?
– J’ai trouvé des vêtements de nourrisson découpés en petits morceaux dans une des chambres à l’étage. Je me suis dit qu’elle avait peut-être perdu un bébé.
La mine grave, Sébastien secoue la tête et saisit la main de Céline :
– La pauvre… Elle n’est pas épargnée. Gérer seule des vendanges alors que… C’est bien qu’on soit là, avec elle. Merci ma chérie de me permettre d’être là pour elle. Je sais ce que ça te coûte.
Tout le long du dîner, Céline perçoit les louvoiements de Sébastien qui tend des perches à Marion, parfois maladroitement, mais à aucun moment sa belle-sœur ne profite d’une ouverture pour s’épancher sur ce désir d’enfant qui pourrait la faire souffrir.
Au contraire, Marion a meilleure allure qu’à leur arrivée.
Elle a les cheveux propres et coiffés en arrière en un chignon haut. Ça dégage son joli cou et Céline se fait la réflexion que son propre chignon n’a pas le même effet. La discussion dans le soir qui tombe bourdonne agréablement, les grillons crissent joyeusement et Céline se laisse glisser dans la béatitude propre aux soirs de vacances, lorsque le bon vin a bercé les âmes.
Alors que, la tête nichée au creux de l’épaule de Sébastien, elle pousse la porte de sa chambre pour aller se coucher, une sensation étrange l’arrête.
Dans l’air, un parfum de laque Elnett flotte encore. Et sa brosse à cheveux est posée sur le rebord de la fenêtre. Elle l’avait rangée dans sa trousse de toilette après avoir couché les enfants dans la chambre voisine. Ça ne peut être que Marion…