Je suis devenue mère dans l’insouciance de ma vie étudiante, trimballant mes deux bébés au rythme de notre vie bohème, l’un dans la poussette, l’autre sur le marche-pied. La maternité s’est imposée à moi comme une évidence imprévisible que je ne pouvais rejeter. Plus d’une fois, je me suis couchée exténuée par la forme olympique de mes deux bouts d’homme, ne sachant plus si je maudissais ou bénissais le jour de leur conception.
À leurs élans de vie, j’ai répondu présente :
Tour à tour sentinelle, gendarme, infirmière, pâtissière, couturière, aventurière, consolatrice de gros chagrins. J’ai aimé les voir grandir avec la vigilance de celle qui regarde le lait bouillir, prête à bondir pour que rien ne déborde.
Illusion maternelle : de nos enfants, nous maîtrisons peu de choses.
Leur caboche et leur douceur nous poussent à revoir sans cesse nos principes et nos croyances. Prise dans cette exploration, je n’ai pas vu le temps filer : un matin, je me suis réveillée pour constater avec surprise que leurs pantalons semblaient trop courts et que leur voix avaient mué. Je me suis revue enceinte. Comment mon ventre avait-il pu les abriter, ces tout-petits devenus si grands ?
Cet été, nous avons déménagé.
À la différence des précédents périples familiaux, nous sommes partis sans eux. Loin d’eux. En arrivant dans notre nouvelle maison, j’ai cherché, comme par habitude, une guitare et une paire de Converse que je n’ai pas trouvées.
C’est ainsi que j’ai réalisé que leur place avait évolué.
Celle de mes deux grands. Son contour se dessinait autrement, creusant dans mon cœur un berceau riche de tout ce que nous avions vécu, se hissant hors de moi avec détermination. De leur présence tangible parmi nous, il ne reste plus grand-chose hormis deux tabourets vides, un fond sonore plus léger et des toilettes disponibles !
Je savais que ce temps de la séparation viendrait.
Je l’ai même souhaité quand les tensions tournaient à l’orage. Je n’ai jamais pleuré pour leur entrée en crèche, à l’école ou pour d’autres départs. Et si ma gorge se contractait, l’échéance des retrouvailles la dénouait aussi vite.
Mais cette fois-ci, je sais qu’ils ne reviendront ni demain, ni après-demain. Nous les reverrons dans quelques mois. J’ai beau me consoler en me disant que leur place est là-bas, dans leurs projets d’avenir, les quelques mille kilomètres qui nous séparent me paraissent profondément indigestes.
Les envolées de nos enfants appartiennent à ces étapes de vie nécessaires pour devenir adulte.
Une expérience commune, en somme, que nous avons connue bien avant eux et que leurs enfants reproduiront, poussés par le désir de vivre au-delà des frontières familiales. Théoriquement, je peux l’entendre, mais cela ne changera rien à ce que je peux éprouver. Ce qui se joue dans l’évolution de notre lien comporte beaucoup de joie et de bon sens certes, mais aussi un peu de peine et les « c’est normal, les enfants partent » n’y changeront rien.
Avec mes enfants, ce sont toutes ces petites choses de moi déposées en eux que je laisse partir : nos souvenirs, nos valeurs, nos attentes, le temps passé ensemble, nos ratés, nos réussites, et cet amour donné en plus. Je me suis investie auprès d’eux infiniment, si bien que je ne peux m’empêcher de me demander aujourd’hui si j’ai « assez » transmis.
Sauront-ils traverser les coups durs ? Accueillir les imprévus ? Vivre la folie de l’engagement ? Développer leurs talents ? Être heureux ?
En les laissant partir, je ne perds pas mes enfants mais un peu de moi.
Quelques morceaux de la souche maternelle dans laquelle a germé mon désir de les voir naître se détachent doucement. Ça pique, comme une déchirure. Je les regarde prendre leurs distances, apprécier le rythme du courant qui les porte, je pousse un peu, « Allez, go ! ». J’aime particulièrement la vision de Jean Monbourquette pour qui chaque perte « est susceptible d’engendrer une vie nouvelle. La raison d’être de la mort, c’est de faire de la place à la vie. » (dans Aimer, perdre et grandir, Bayard)
De ces morceaux de souche maternelle qui s’éloignent, j’ai la conviction profonde que de beaux rameaux émergeront.
J’en distingue les prémices.
Et de la place pour la vie, il y en a. Beaucoup. Je me sens « pleine » de tout ce que nous avons reçu ensemble et prête à accueillir ce qui reste à venir. Pour tisser, encore, nos jolis souvenirs.