Pendant que la photocopieuse imprime en hâte le poly que j’ai préparé le matin même, une collègue, affairée à trier ses propres copies, me demande comment se sont passées mes vacances.
En un instant, les souvenirs des deux dernières semaines défilent dans ma tête :
des coloriages, beaucoup de coloriages, des bouquets de marguerites, aussi. Des sorties en vélo sous la pluie, des après-midi à la bibliothèque. Des soirées pyjama après des repas-n’importe quoi. Ah ! Et surtout les premiers pas de ma toute petite, ses premières blessures, aussi. Et mes beaux-parents, qui m’ont vraiment soulagée dans les tâches quotidiennes, me permettant de souffler, de prendre un peu de hauteur et de jouer aux Duplo© plutôt que de préparer le dîner. En prime, j’ai pu avancer dans l’écriture de mon livre.
Émergeant de mes souvenirs, j’allais tenter de dire quelque chose de tout cela, mais ma collègue a commencé la première.
Elle m’a raconté par le menu ses vacances entre Bali et Singapour. Il a fait chaud, étouffant même. Mais les paysages étaient fascinants, les visites superbes, la culture étrange et riche. « Et toi ? » finit-elle par me lancer.
Reprenant mes esprits, je me demande un bref instant comment raconter ma simple vie de famille.
Rien de grandiose, de spectaculaire. Rien d’incroyable à partager devant la photocopieuse.
Fermant le livre de mes souvenirs, j’ai répondu : « Oh ! Moi, tu sais, avec mes 3 enfants en bas âge, je n’ai pas fait grand-chose ».
Elle m’a lancé un sourire compatissant. Un de ses sourires plats qui tente de dire « ma pauvre ! Je vois ce que tu veux dire… »
Mais non, elle ne voyait pas du tout ce que je voulais dire.
Elle ne pouvait pas voir ce que je voulais dire et pour cause : je n’avais rien dit.
La sonnerie annonçant le début des cours m’a évité de prendre la peine de la détromper. Mes polys et ma gêne sous le bras, j’ai filé pour que personne ne voie mon nez s’allonger.
Je venais de passer des jours ressourçants. Malgré les fatigues et les lessives, nous avions vécu heureux ensemble. Rien de spectaculaire, certes. Rien d’incroyable à raconter en salle des profs, mais des rires, des yeux ravis, des échanges émus, des histoires et des câlins tout doux. Et tout ce que j’avais à en dire, c’était « rien de particulier » ?
Non. Il ne s’était pas du tout rien passé. Mais je n’avais pas su dire ce qui s’était passé.
Pourquoi donc ?
Sans doute parce que ce que l’on vit, dans les temps en famille, ne relève pas vraiment de ce que l’on appelle un « événement ». Un « événement », c’est un fait qui instaure une rupture nette, un avant et un après. Un voyage à Bali est plein d’événements. Une après-midi coloriage, non. Et ce qui se raconte le mieux, ce sont les événements, qui interviennent brusquement dans le quotidien.
Pour écrire une histoire, il faut un point de départ palpitant, qui perturbe l’équilibre : il faut un » élément perturbateur », qui vient brouiller la tranquillité du quotidien, qui trouble le calme plat, qui inquiète et met en branle l’histoire, pour que l’équilibre revienne, une fois la tension résolue. Avant l’événement perturbateur et après sa résolution, il n’y a pas à proprement parler d’histoire à raconter. Il n’y a qu’un cadre, qui attend d’être perturbé pour qu’une histoire commence vraiment.
La vie de famille est une lente et longue cohabitation avec des éléments perturbateurs, bruyants, plus ou moins nombreux et complexes suivant les familles.
Mais ces éléments perturbateurs ne fournissent que des micro-événements, pas assez palpitants pour être racontés. (« George dessine sur le canapé beige au feutre indélébile. Comment sa mère va-t-elle réagir ? » ou encore « la petite Alexa met pour la première fois un pied devant l’autre ».). Ces événements vécus ensemble peuvent être denses, riches, nous faire monter les larmes aux yeux ou nous faire pleurer de rage. Mais ces émotions ne sont pas facilement racontables, car ce qui se joue est en apparence totalement anodin, banal.
Comme le dit si bien le philosophe Hegel : « les peuples heureux n’ont pas d’histoire ».
L’histoire n’est constituée que par les événements tragiques ou grandioses, les épopées, les trahisons, les grandes quêtes. Une fois que Cendrillon a quitté sa vie misérable et a épousé le prince, l’histoire est finie. On ne va pas raconter durant des pages et des pages combien elle est heureuse avec son prince, et combien ses enfants si charmants ont les pieds potelés et sont si câlins, tout en faisant de beaux dessins. Cela ne fait pas une « histoire ». La vie de famille a tout au plus droit à une phrase laconique : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Ensuite, circulez, y’a plus rien à voir. Si la vie de famille est l’objet d’une histoire, d’un roman ou d’un film, c’est pour dire les tonnes de m*** qu’elle peut entraîner. Mais si tout va bien, il n’y a pas d’histoire. Rien n’y est assez palpitant ni tragique pour fournir la trame d’un bon scénario.
L’autre difficulté à s’étendre sur sa vie de famille quand tout va bien, c’est qu’on n’ose pas trop s’attarder sur ce qui va bien.
Peur de passer pour l’orgueilleuse, ou pour celle qui se la ramène avec ses enfants parfaits. Peut-être aussi qu’on a peur qu’en chantant notre bonheur à tue-tête, notre fromage ne nous tombe du bec et nous soit arraché par un vilain renard de passage. Ne pas étaler aux yeux de tous nos réussites, ou notre vie « parfaite », surtout si ceux à qui on parle ne vont pas bien, est une preuve de délicatesse. Mais le problème, c’est de ne jamais arriver à dire ce qui va bien. Au boulot, si on parle des enfants, c’est plus pour dire que cela ne va pas, que c’est dur de trouver une bonne nounou, pour se plaindre de nos nuits hachées ou de l’ado qui est insupportable.
Moi j’en ai marre de faire les courses, la cuisine, le rangement, c’est vrai. Mais, être avec mes enfants… puis-je te l’avouer ? Je kiffe ! Quand je suis vraiment avec eux, et que je suis disponible, être tout simplement avec mes enfants correspond à la vie heureuse que j’espérais. J’aime les regarder jouer ensemble, j’aime m’allonger dans l’herbe avec eux, ou écouter ma fille délirer en racontant des histoires farfelues. J’aime écouter les oiseaux avec mon fils, ou me lancer dans la confection de gâteaux pour un goûter improvisé, même si je suis obligée de fermer les yeux sur la poussière qui traîne partout et le linge qui s’entasse dans les paniers.
Pendant les vacances, je n’ai rien accompli d’extraordinaire.
Je ne suis pas allée au bout du monde faire un trek ou que sais-je encore. Mais j’étais avec mes enfants. Et nous avons goûté ensemble la joie de vivre.
Et toi chère Fabuleuse, arrives-tu à goûter les instants de joie que ta vie de famille peut parfois te procurer ? Même si tu es souvent dans les ténèbres, arrives-tu, même furtivement, à voir que la vie heureuse, la vie que tu voulais vivre, est déjà là ? Si tu as l’impression d’être toujours au fond du trou, fais-toi aider — les Fabuleuses sont là aussi pour t’y encourager. La vie heureuse n’est pas pour plus tard. Elle est déjà là, à condition de savoir la goûter… et de savoir la raconter, même à soi-même.