Qui de nous deux inspire l’autre ?
À cet instant précis, Louna gémit dans la salle de bain, puis, effrayée par la résonance de cette pièce carrelée du sol au plafond, pousse un hurlement de panique suivi de pleurs frénétiques. Péniblement, je décolle ma carcasse du sol et je la prends contre moi. Il ne faut pas dix minutes pour que je sois sur le chemin du retour, ma fille en porte-bébé et le lit parapluie au bout du bras. C’est l’heure du bain.
Le carnet sommeille quelque part au fond de mon sac à langer.
Je l’oublie jusqu’au jour où j’accompagne Marie, sa valise à roulettes et son passeport tout neuf jusqu’à l’aéroport. Au moment de s’engouffrer dans la salle d’embarquement, elle me serre contre elle et me glisse :
– Tout rempli, ce carnet. Fais-le pour moi sister. Je t’appelle quand je suis installée.
De retour à la maison, je m’effondre dans le vieux canapé que Stéphane a essayé dix fois de fourguer aux encombrants. Je pleure comme si je venais d’être abandonnée par mes parents sur une aire d’autoroute. Cela fait des semaines que Stéphane me regarde comme une poule qui aurait trouvé un couteau, complètement dépassé par mon apathie, mes larmes qui débordent sans raison, mes siestes interminables qui ressemblent au coma.
Seule Marie réussissait à me faire sourire, de temps en temps.
Et elle m’a laissée. Si j’avais pu lui dire à quel point je me sentais vide, elle aurait peut-être renoncé à sa mission humanitaire ? Mais j’aurais dû porter en plus la culpabilité de l’avoir détournée de son projet fou. J’ai bien fait de me taire.
Deux jours plus tard, alors que je fouille le sac à langer pour y dénicher une tétine de secours, je sens sous mes doigts la couverture du carnet.
Sur la première page, je reconnais l’écriture pointue de Marie :
qu’est-ce qui t’a fait plaisir aujourd’hui ?
Je souris, elle n’a pas lâché l’affaire, même à distance. Finalement elle a peut-être entendu ce que je n’ai pas dit. Je feuillette le carnet, page après page.
Page 12 : De quoi as-tu envie ?
Page 22 : Qu’est-ce qui est bon pour toi ?
Page 35 : Défi Kiss Kiss : Fais un bisou à quelqu’un d’autre que Louna
Et ça continue. Les mots de Marie sont à son image et j’entends presque sa voix quand je la lis :
- Écris-moi une lettre à la main, morue !
- Samedi, c’est la fête au lit. Lumière éteinte si tu préfères.
- Cadeau indigne : moins de lait en poudre, plus de paillettes dans ta vie, tu t’achètes quoi aujourd’hui ?
- Question bikini body : plus de la même chose donne plus du même résultat ! Tu veux quoi, au fond ?
Je ris, je pleure, j’ai de la morve qui coule jusque sur le menton. Elle m’a eue !
Je l’ai crue dupe, je l’ai pensée absorbée par ses projets girl power, et elle avait tout vu.
J’inspire profondément et je referme le carnet. Hors de question de tout lire maintenant. Je veux du carburant jour après jour, je veux que sa joie me porte, que son ironie me relève et que Louna ne se dise jamais qu’elle a flingué la vie de sa maman. Je bouge, c’est décidé.
Après avoir roulé à Stéphane la pelle de sa vie, je lui expose mon projet : un pas chaque semaine pour sortir de la grisaille. Il applaudit des deux mains.
Page après page, le carnet m’inspire. J’identifie peu à peu ce que je veux changer dans ma vie, et j’applique cette phrase qui m’a fait l’effet d’un flash :
plus de la même chose donne plus du même résultat.
Au début, j’ai juste envie de m’asseoir et de pleurer devant l’ampleur de la tâche : je veux m’aimer, me ressourcer sans culpabiliser de laisser Louna, être fière de moi, retrouver de l’enthousiasme. Ça semble insurmontable. Mais les petites phrases perfides et désopilantes de Marie m’aiguillonnent et j’accepte de commencer par de toutes petites choses. Je marche davantage, et un jour j’enfile mes baskets et c’est en petites foulées que je vais jusqu’à la pharmacie. Puis je passe au tour du parc et un mois plus tard je suis capable de courir 20 minutes sans m’arrêter. Victoire ! Deuxième révolution silencieuse : je reprends l’habitude de toucher Stéphane. Un effleurement au petit-déj pour se dire bonjour, puis un bisou, une caresse, une étreinte, et je sens que mon corps réapprend à lui faire une place. Chaque jour voit un minuscule progrès, même quand je m’écroule en me disant que ça prend trop de temps, que c’est trop difficile. J’ai beau tomber, je ne repars pas de zéro et Stéphane, qui a bien compris ce qui se passe parce que je le lui ai bien expliqué, sait me tirer par le bras pour que je me relève.
Petit pas par petit pas, j’avance
et un beau jour je réalise que je ne compte plus sur les mots de Marie pour me donner du carburant. Je la lis juste pour avoir le plaisir de la sentir tout près de moi, mais j’ai trouvé le ressort nécessaire pour avancer.
Les mois passent et je me découvre mère et femme, heureuse d’être l’une et l’autre, même quand Louna me vomit dessus pour la troisième fois de la journée. J’ai envie, j’ai besoin, je suis fière du chemin que je parcours.
Enfin, sur la dernière page, il est écrit :
« Louna doit avoir deux ans. Refais le passeport de Stéphane et ramenez vos fesses ici. »