Dans les cartons
Quand Marie m’a demandé ce dont j’avais envie, j’ai cru qu’elle voulait savoir si je préférais un thé ou un café. Pourtant elle venait d’emballer tout le contenu de sa cuisine et les cartons attendaient sagement, empilés contre sa porte d’entrée. J’ai répondu très bêtement, un peu étourdie par les vapeurs que dégageait mon feutre permanent : « Comme tu préfères, tout me va ». Elle a déchiré un ruban de scotch avec les dents, l’a collé avec application sur le haut du carton que je venais de baptiser « Linge de maison », et elle s’est accroupie face à moi. Ses yeux noirs me perçaient de part en part et je me suis demandé un instant si c’était bien normal d’avoir la trouille de sa plus vieille amie. Je n’avais pourtant rien dit d’extraordinaire. Puis elle a inspiré profondément et m’a dit :
– Ma poulette, ta réponse ne me rassure pas, mais alors pas du tout. Je te demande ce que tu attends de la vie, quels sont tes désirs profonds, et tu me réponds « Comme tu préfères, tout me va ? »
Sa voix est grimpée dans les aigus, comme à chaque fois que l’émotion l’envahit. Elle a gardé cette impétuosité de nos années étudiantes.
Parfois je l’envie. Souvent, même.
Elle est restée droite, brillante et tranchante alors que je suis devenue une vieille lame émoussée par le quotidien. J’en arrive parfois à me demander ce qu’elle peut bien trouver à ma compagnie, en dehors du fait que je suis d’accord pour venir l’aider à faire ses cartons pendant que ma fille dort. Ses cartons… Oui, Marie m’abandonne. Nous qui nous étions toujours arrangées pour vivre à moins de dix minutes à pied l’une de l’autre, nous allons être séparées par 10 298 kilomètres, j’ai vérifié sur Google Maps. La vie compiégnoise ne la comble plus et je ne peux que la comprendre : chaque jour qui passe accentue l’impression que j’ai de disparaître. Je m’efface peu à peu, et bientôt quand je traverserai la rue des Domeliers pour emmener Louna au parc des remparts, les voitures ne me verront plus. Elles me rouleront dessus sans le savoir.
La voix de Marie claque et me ramène au présent, dans son petit appartement sous combles, encombré de cartons :
– Julie, tu m’entends ?
Je sursaute et me tourne aussitôt vers la salle de bain où nous avons installé le lit parapluie de Louna. Cela fait onze mois que j’ai appris à parler à voix basse pour ne pas troubler son sommeil. Heureusement, l’exclamation de Marie ne l’a pas réveillée.
– Oui, j’entends. Je croyais que tu me proposais un thé ou un café. Pas que tu m’interrogeais sur le sens de ma vie.
Avec un soupir, elle se redresse et forme un nouveau carton au fond duquel elle dépose ses livres de poche, pile par pile.
Un petit rire sans joie s’échappe de moi :
– Ce dont j’ai envie ? Je suppose que ça tourne autour de Louna et Stéphane. J’ai envie qu’ils soient heureux. En dehors de ça… j’ai envie de dormir, tout simplement.
Avec un juron bien senti, Marie shoote dans le gros volume qui vient de lui écraser le bout du pied, puis elle reporte sur moi toute son attention.
– Tu sais pourquoi je pars, Sophie ? Parce que ma vie est vide et creuse. À Lima j’ai envie de me sentir utile, de sentir que ma vie fait une différence. Comme toi !
– Moi ? Moi je fais une différence ?
J’ouvre de grands yeux et avec un geste que je voudrais un peu drôle,
je désigne mon visage grisâtre, mes cernes bleutés, mes seins fatigués, mon ventre mou, mes baskets râpées. Avec une infinie tendresse, Marie se penche vers moi et me prend le menton pour que je la regarde en face :
– Toi, ma poulette, tu changes le monde. Tu y as invité une petite fille qui n’y était pas avant. Tu as fabriqué un être humain avec ton corps et tu lui crées un univers où l’amour jaillit avec un débit de 1000 hectolitres par seconde.
Et comme à chaque fois qu’elle se montre un peu expansive, les larmes lui montent aux yeux et elle se tourne vers sa bibliothèque pour les essuyer discrètement.
Le carton est plein, elle me désigne le scotch.
Dans la salle de bain, les petits soupirs ensommeillés de Louna résonnent et je sens que tout l’intérieur de mon corps frissonne de tendresse. Marie n’entend pas, elle me tend le feutre permanent qui sent le solvant et me lance avec une petite moue moqueuse :
– Tu pourras dire que tu as foutu un bon coup de pied aux fesses de ta working girl de copine, pour qu’elle se pose enfin la question de ce qu’elle veut faire de sa vie.
Je souris un peu tristement, bien consciente que ma rencontre avec Stéphane puis notre projet bébé a creusé entre elle et moi un gouffre. Nous nous attachons à ne pas rompre notre lien, elle est toujours disposée à m’écouter et n’a jamais levé les yeux au ciel lorsque je racontais les moindres détails de ce que faisait Louna. Son odeur de lait caillé, la petite ampoule qui poussait sur sa lèvre supérieure à force de téter, la douceur de ses cheveux transparents, la perfection de ses ongles minuscules.
Mais c’est le monde à l’envers.
C’est aujourd’hui la liberté de Marie que je trouve inspirante, son appétit de bouger, l’énergie qu’elle met à remplir ses cartons, le courage dont elle fait preuve pour traverser seule l’Atlantique. Moi je n’ai jamais osé. Et aujourd’hui je ne peux plus. D’ailleurs je n’ai plus la force.
C’est le dernier livre et il n’y a plus de place dans le carton. Marie esquisse un geste d’impatience, puis elle inspecte la couverture, sourit et ouvre la main.
– J’ai besoin du marqueur, s’il te plaît.
Je le lui tends, à bout de bras. Elle griffonne quelque chose sur la première page, puis ouvre le livre au hasard et y jette une nouvelle phrase, plusieurs fois de suite. Au bout d’un long moment, elle me tend, non pas le marqueur, mais le livre.
– C’est un carnet. Je te laisse des devoirs de vacances. Quand je reviendrai, je veux que toutes les pages soient remplies.
Pour lire l’épisode 2 “Qui de nous deux inspire l’autre ?”, c’est ici !
PS. Sais-tu que tu peux retrouver cette histoire lue sur le podcast « Fabuleuses histoires », disponible sur toutes les plateformes, ou sur notre chaîne Youtube ?