Je ne sais pas toi, mais moi, j’ai parfois (pour ne pas dire souvent), l’impression d’être en train d’escalader l’Everest. Au hasard, après le marathon des fêtes de fin d’année, suivi du tunnel des maladies de janvier, quand je dois venir à bout de la montagne de linge générée par la gastro, tout en essayant de boucler mon album photo de l’année précédente. Ou quand je dois terminer ce dossier qui me casse les pieds, la tête dans le brouillard après être sortie en boîte de nuit une nuit hâchée menu. Ou encore quand je sers le dîner des enfants, et dois en même temps répondre à la question de l’un, consoler l’autre et trouver le doudou du troisième, tout en relisant le mail pour lequel mon Fabuleux aimerait mon avis.
L’autre soir, après une grosse journée, je me suis assise dans le canapé.
Il me restait une dernière tâche à effectuer, mais me relever me paraissaît insurmontable. Comme c’était tellement plus simple d’attraper mon téléphone, j’ai vérifié machinalement si je n’avais pas de message. Puis j’ai ouvert une appli d’informations. Deux minutes tout au plus, juste pour voir. Trente minutes plus tard, alors que je scrollais encore, le titre d’un article m’attira, si bien que je cliquais dessus pour en savoir plus.
Il traitait de la découverte de la chaussure du probable premier homme ayant gravi l’Everest, il y a 100 ans.
La chaussure, avec la chaussette… et le pied dedans. Sympa. J’y appris que depuis les premières expéditions lancées dans les années 1920, plus de 300 grimpeurs ont trouvé la mort en tentant d’escalader « le toit du monde ». Intriguée, je poursuivis mes recherches : l’impossibilité de transporter un corps alourdi par le gel à une altitude où il n’est déjà pas simple de respirer, fait que les cadavres des grimpeurs qui tombent là-haut restent là-haut. Certains corps gelés, toujours vêtus de leur équipement d’escalade colorés sont devenus des points de repères vers le sommet pour les alpinistes, affublés de surnoms comme « Bottes vertes » ou « Belle au bois dormant ». Photos à l’appui.
Âmes sensibles s’abstenir.
Soudain, le commentaire d’un internaute (Cagire1912, si tu veux tout savoir) reteint mon attention : « De toute façon, atteindre le sommet, c’est faire la moitié du job… Entre un alpiniste qui fait demi-tour à 50 m du sommet et rentre vivant et celui qui arrive coûte que coûte au sommet pour mourir dans la descente, il n’y a pas photo… »
Mais oui. C’est exactement ça. L’enjeu, c’est de revenir vivant.
Si possible sans y laisser 9 orteils et 7 doigts. C’est tout de même pratique, ces petites choses-là. Ça devient limpide (que dis-je, clair comme de l’eau de roche) dans ma tête : pour mes Everest à moi, c’est pareil. L’enjeu, c’est de revenir vivant. Pas mort vivant.
A quoi ça sert de recevoir dans une maison parfaitement propre et rangée avec un bon repas au menu élaboré, si c’est pour se transformer en dragon deux heures avant que les invités n’arrivent ?
A quoi ça sert d’accepter de prendre cette responsabilité supplémentaire, alors que son sac d’aspirateur déjà est plein si c’est pour terminer avec un bouton de fièvre ou le dos coincé ?
A quoi ça sert d’inscrire ses enfants à deux ou trois activités extra-scolaires, si c’est pour pleurer de fatigue le soir dans sa cuisine, à force de courir partout sans une minute pour soi, ou faire une insomnie, se demandant comment tout caser dans sa journée ?
Je ne dis pas qu’il ne faut pas prendre de risque et rester dans son canapé.
Ni qu’on ne peut rêver grand et avoir de l’ambition. Loin de moi l’idée de culpabiliser qui que ce soit. Je me questionne simplement sur l’intérêt de viser un dôme d’envergure, sans prendre en compte ses besoins et limites… et d’en payer le prix fort, bien à l’abri des regards.
Bien sûr, je ne suis pas seule, et j’ai la chance de pouvoir faire équipe avec mon Fabuleux.
Mais l’image que je veux (me) donner, mes objectifs, c’est moi qui les choisis. Quand on y pense, pourquoi veut-on atteindre le sommet qu’on s’est fixé ? Pour se prouver à soi même qu’on est capable ? Pour se donner bonne conscience ? Pour prouver aux autres qu’on a de la valeur ?
Que se passerait-il si on faisait demi-tour, sans atteindre le but fixé, mais en rentrant vivante ?
Que se passerait-il si au lieu de choisir l’Everest, on jetait notre dévolu sur le Mont Blanc, deux fois moins haut ? Ou même, la Tour Eiffel ?
C’est bien beau la théorie, me diras-tu, mais en pratique, ça se passe comment ? J’ai eu l’occasion d’en faire l’expérience, l’autre jour, alors que je m’apprêtais à escalader une belle montagne. C’était le dernier jour des vacances. Mon fabuleux avait déjà repris le travail et moi j’étais fatiguée à cause des réveils nocturnes (coucou le cortège des maladies hivernales !). Les enfants s’étaient levés (trop) tôt. J’avais prévu de ranger les bagages, de faire des petites courses (bonjour le frigo vide), préparer un goûter (on recevait de la famille l’après-midi), jouer avec mes enfants, éventuellement tailler mes rosiers (ben voyons) et pourquoi pas télécharger mes photos du mois (tant qu’on y est, allons-y !). Le tout en période pré-menstruelle (toi-même tu sais). Sauf qu’entre un enfant survolté, un autre, malade, scotché à ma jambe, et le troisième ayant décidé de vider le placard de jeu dans mon salon déjà encombré des valises,
il n’était pas encore 8 heures que j’étais déjà sortie trois fois de mes gonds.
Soudain, j’ai repensé à « Bottes vertes » et la « Belle au bois dormant », gisant dans la montagne enneigée. L’avantage quand tu as vu les photos, c’est que c’est assez parlant. L’enjeu, ce n’est pas d’atteindre le sommet à tout prix, cocher toutes les cases parfaitement. L’enjeu, c’est de rentrer vivant.
Et pour rester en vie, j’avais besoin d’une pause, là maintenant, à 7h57, ressenti 20h12.
Alors j’ai dégainé les activités-en-autonomie-qui-les-font-rêver que je garde en cas de besoin. J’ai installé ma dernière dans son lit à barreau avec livres et jouets. Et si ça ne fonctionnait pas, j’avais encore l’option dessin animé. Je me suis fait un thé, j’ai attrapé un magazine qui me faisait de l’oeil et je suis retournée dans mon lit. J’ai commencé par élaguer mes objectifs de la journée : ranger plus ou moins les bagages et acheter un goûter tout fait, c’était suffisant finalement. Une micro-sieste et quelques pages de magazine plus tard, je suis redescendue. J’ai mis de la musique, j’ai souris, on a dansé. Nouvelle ambiance. Bilan des courses : j’ai rangé tous mes bagages, les enfants ont mis la table et rangé le salon sans que je ne le demande. On a même acheté une petit apéro pour fêter le dernier jour des vacances, dans la bonne humeur. On a reçu la famille pour un goûter pas du tout fait maison, dans une maison plus ou moins rangée, le sol encore jonché de miettes. Pas de crise. C’était un bon moment pour tous.
Et le reste ? Le dôme que je voulais atteindre ? Ça n’a pas d’importance. Non seulement j’ai survécu à cette journée qui avait si mal commencé. Mais, mieux que ça, je l’ai bien vécue. Et si c’était ça, finalement, conquérir un sommet ?