Cet été, Micheline a décidé de tenir un journal, parce qu’elle a lu quelque part que c’est bon pour la santé mentale, que ça permet de s’exercer à la gratitude comme le conseillent les Fabuleuses, et puis surtout parce qu’elle a trouvé ce magnifique petit carnet à fleurs chez le libraire du coin et qu’il lui fallait une excuse pour l’acheter. Finalement elle trouve ce petit exercice très distrayant et tous les soirs, elle griffonne passionnément avec son beau stylo plume tout neuf (bah oui, elle n’allait pas écrire dans son somptueux carnet avec un Bic mâchouillé. C’est important, le matériel !).
En exclusivité pour toi, voici les meilleurs extraits.
23 juillet
Cher Journal,
Nous sommes en route pour la Corse ! Avec toute ma famille : Papa et Maman, ma sœur Albertine avec son mari Eugène et leurs 2 enfants et mon frère Maurice avec son Yvette et leur petit Gédéon qui a 6 mois, de grosses joues, des cuissots d’amour et 3 cheveux sur la tête. C’est mon filleul et il est parfait, évidemment. Euphorie des retrouvailles oblige, je ne vais pas avoir le temps de tout te raconter, mais je peux te dire ce que j’ai aimé : le départ de Marseille en ferry, la lumière du couchant sur la cité phocéenne (oui j’aime faire de jolies phrases, cher journal, et celle-ci c’est même une périphrase), les retrouvailles avec ma famille, l’air affolé des gens quand les cinq cousins courent en hurlant dans les couloirs, les dauphins ! On a vu des dauphins en vrai ! Ils étaient cinq ou six à nager à côté du bateau, c’était merveilleux. Les enfants nous ont remerciés, ce qui fait qu’on gagne des points parentaux sans avoir rien eu à faire. (Enfin, on a quand même organisé un voyage familial en Corse, ce n’est pas tout à fait rien). En revanche j’ai moins aimé rôtir 2 heures dans la voiture au soleil en attendant d’embarquer (oui cher journal, on avait ouvert les fenêtres, mais quand même) et découvrir que j’ai le mal de mer. Je suis actuellement dans la mini salle de bain de la cabine, on se relaie pour vomir avec Frédégonde. Youpi…
24 Juillet
Cher Journal,
Quel endroit incroyable ! Tout est beau ici, c’est fou. Oncle Fulbert et Tante Dumenica-Dea sont partis prendre le frais en Bretagne (ils ne vont pas être déçus) et ils nous prêtent leur immense maison (enfin c’est la maison de famille de ma tante qui, comme son prénom l’indique assez bien, est corse) dans un petit village accroché à flanc de montagne. C’est paradisiaque. Ce séjour promet d’être parfait. Enfin, si j’arrive à supporter Eugène. Jean-Claude m’a prévenue qu’il ne veut pas m’entendre critiquer qui que ce soit pendant ce séjour (comme si c’était mon genre), mais ça ne va pas être facile, parce qu’à peine descendu du bateau, Eugène a décidé de prendre l’accent corse, ou en tout cas ce qu’il pense être l’accent corse, et de nous bassiner avec les répliques du film L’Enquête corse qui est, d’après lui, mythique. Je n’ai pas vu le film, mais c’est bon, je le connais par cœur. Autre bémol à ce séjour, j’ai peur qu’on ne survive pas aux routes corses. Les gens ici roulent comme des fous, doublent dans des virages ou s’arrêtent en plein milieu pour discuter, bloquant la circulation dans les deux sens. Et puis ils laissent leurs animaux en liberté, ce qui fait qu’à chaque tournant on peut se retrouver nez à nez avec une vache, un âne ou un troupeau de chèvres. C’est bucolique, mais pas pratique.
25 juillet
Cher Journal,
La vie est belle et douce ici ! Les enfants sont heureux, on a le temps de se balader, de jouer avec eux, de bouquiner dans des transats au soleil, de papoter, on fait de grandes tablées sur la terrasse… Quel pied ! Aujourd’hui, nous avons découvert les piscines naturelles de la vallée de la Restonica, c’est sublime. On a fait une belle randonnée de deux heures et puis on s’est baignés, mais l’eau est si froide qu’en me plongeant la tête sous l’eau j’ai eu l’impression que mes dents tombaient de ma bouche puis passaient par mes oreilles pour regagner leur place. Et ce n’est pas très agréable.
Jean-Claude me fait faire de petits exercices de relaxation régulièrement pour que j’arrive à supporter Eugène, pour l’instant tout va bien !
26 juillet
Cher Journal,
Les exercices de respiration n’ont pas changé grand-chose, mais pas grave, parce qu’Eugène a été calmé. Nous avons dîné hier au restaurant du village (j’ai mangé pour quinze jours) et Eugène a fait le pitre : il est entré en disant « salut doumé » au patron, qui s’appelle Ange et n’apprécie pas trop qu’on se moque des corses. Il s’est radouci quand il a compris qu’on était la « famille de continentaux » de Dumenica-Dea ; mais Eugène a continué de plus belle. Nous étions morts de honte : il a demandé au serveur s’il avait une cagoule chez lui, si des maisons avaient sauté dans le coin récemment etc. Jusqu’à ce qu’Albertine reçoive un message de notre tante qui disait : « Dis à ton mari de se calmer ou je me débrouille pour qu’il prenne un bateau demain matin. On n’apprécie pas trop les gens qui se moquent de notre culture ici, c’est pas parce que vous êtes de la famille qu’il faut faire n’importe quoi. Eugène n’est pas en terrain conquis, ici ». Eugène s’est calmé aussi sec, s’inclinant devant cette double évidence : il n’est pas le seul à maîtriser les répliques de films cultes, et les nouvelles vont vite, entre corses. Il s’est excusé auprès du patron et a fait profil bas le reste de la soirée. J’espère avoir réussi à masquer ma jubilation.
27 juillet
Cher Journal,
Maintenant qu’Eugène est redevenu normal, nous avons un nouveau problème : Yvette. Comprenons-nous : j’aime mon frère, j’aime mon filleul, j’apprécie Yvette. Voilà. Quand Maurice nous l’a présentée, j’étais euphorique, quelle joie d’avoir une nouvelle sœur ! Et puis plus ça va… moins ça va. Elle est gentille Yvette, serviable, intelligente et bien habillée (si, c’est une qualité), mais… Elle a un avis sur TOUT. Elle a déjà tout vu tout fait, elle coupe la parole à tout le monde en disant « ah ça me rappelle moi quand blablabla ». Albertine racontait le confinement dans sa belle-famille sans son mari, dans une petite maison avec 9 enfants et Yvette l’a coupée en disant « ah, mais moi, pire ! J’ai dû m’occuper de deux chats ». Peut-être qu’elle n’est pas si intelligente que ça, finalement. C’est dommage que je sois fixée là-dessus, ça m’a presque empêchée de profiter de la journée plage : eau turquoise et sable blanc et jeux d’enfants…. Et pépiements de belle-sœur. Rien n’est parfait. Mais je crois que j’ai réussi à bien prendre sur moi. Je suis assez fière.
P.S. En se couchant, Jean-Claude a dit « ça se voit, Mimiche, que tu as envie de rabattre le caquet d’Yvette. Fais attention, tu risques de faire de la peine à ton frère ». Bon, je ne suis plus trop fière de moi.
28 juillet
Cher Journal,
La gastronomie corse aura ma peau. Elle a déjà eu la braguette de mon pantalon, qui refuse à présent de fermer. Maman m’a dit « Mais enfin je ne fais que des salades pour le déjeuner, voyons ». Et elle est gentille, ma petite maman, mais ce sont des salades de pommes de terre, ou de pâtes ou de riz, et quand elle met plus de deux crudités, elle ajoute du pesto… Alors c’est bon, hein, mais si on rajoute du civet de sanglier le soir, on comprend que ma braguette démissionne. À part ça, tout va bien, on s’est divisés en deux groupes aujourd’hui, je n’ai pas trop vu Yvette, on a fait des dégustations de vin, et on a réussi à ne prendre que trois caisses de rosé. Hyper raisonnables.
29 juillet
Cher Journal,
J’ai craqué. On est retournés au restaurant du village, où Eugène s’est très bien tenu. J’avais prévu le coup et mis ma jupe élastiquée (pas folle la guêpe) ce n’est donc pas ça qui a craqué. Repas délicieux, franche rigolade à table entrecoupée d’anecdotes de la vie d’Yvette, qui nous a donné beaucoup d’avis et de conseils sur nos enfants… Même Jean-Claude commençait à se mordre les joues, signe d’agacement profond. Ma parole, on dirait que cette fille a inventé la Maternité à elle toute seule… Avec le café le patron nous a proposé de goûter l’alcool de myrte, je n’ai bien sûr pas refusé. C’est délicieux. Et puis quand on s’est levés, Yvette a lancé « ça me rappelle la fois où…. » et c’est là que j’ai craqué. Je l’ai coupée « Merci, Yvette, mais je pense que tu as suffisamment monopolisé la parole pour ce soir. On se passera de ta nouvelle histoire et de toutes les autres à venir aussi, parce que ce n’est jamais ni drôle ni pertinent, ce que tu racontes ».
Voilà, maintenant tout le monde me fait la gueule parce que demain on reprend le ferry et que j’ai soi-disant gâché la dernière soirée.
Mais ce n’est pas de ma faute, c’est la myrte….