Je cherche ma maison - Fabuleuses Au Foyer
Dans ma tête

Je cherche ma maison

Rebecca Dernelle-Fischer 25 décembre 2019
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Je me suis perdue entre le panier à linge et les mails incongrus.

Je dessine des maisons, des petites maisons avec des petites fenêtres en forme de cœur. Je dessine des maisons chaleureuses, et je cherche la mienne. C’est comme si moi, maman de 40 ans, psychologue de métier, épouse d’un pasteur, un peu auteure, un peu dans la lune, beaucoup humour et chants de Noël, 100% café au lait…

…c’est un peu comme si j’avais perdu ma maison.

La crise d’ado, je connais, mais pour moi elle est presque passée inaperçue (peut-être moins pour mon entourage qui l’a subie). La midlife crisis, on en parle pas mal pour les hommes – retrouver sa jeunesse, savoir que l’on pourra encore montrer sa force… – mais pour les mamans ?
La crise de la quarantaine, chez une maman,  ça n’est plus celle de l’adolescence, ça n’est pas encore la ménopause ; pour moi, c’est un peu comme si j’avais perdu le nord.

Oui, j’ai perdu le nord, entre les piles de linges et le rituel de la vie, entre les semaines trop remplies et celles qui ont le rythme monotone des tâches répétées, parfois peu gratifiantes. C’est comme si le ciel étoilé était un peu voilé : mais où est passé la Grande Ourse ?

Je vois défiler les slogans des jeunes hipsters et autres coachs de vie. Motivés pour 400, ils trompettent :

« Si tu peux le rêver, tu peux le faire aussi ! »

… Oui, mais ma vie à moi n’est pas un kit de chez Ikea, j’ai pas 4 planches et 3 clous à assembler intelligemment.

J’ai 3 enfants :

une ado, une pré-ado et un petit bout’chou porteuse de trisomie 21. Je les kiffe plus que tout, j’aime les regarder du coin de l’œil, les entendre jouer de la musique. Je trébuche sur leurs chaussures dans l’entrée, leur prépare un sandwich pour la récréation du matin, signe leurs contrôles de maths, les aide à réviser leur vocabulaire d’anglais, tresse leurs longs cheveux…

Leur présence dans ma vie, c’est comme la bande-son d’un film. Et parfois, c’est plus du Hitchcock que du Disney – les regards noirs et les portes qui claquent – une grosse tempête, une grosse fatigue et puis ça passe.
J’ai perdu le nord, et je vois mon mari qui a trouvé le sud. Depuis qu’il a changé de poste, il éclot, il fleurit… et j’aime tant voir cela dans sa vie ! Il n’y a pas de jeu du type « C’est toi ou c’est moi » : je me réjouis vraiment pour lui. Pas besoin d’envier mon époux, son bonheur illumine tout dans notre vie, ça nous fait du bien, ça rafraîchit.

15 ans de mariage :

on est habitué l’un à l’autre, on est en accord, en désaccord, puis on se retrouve, on construit ensemble. À deux, on est ce sol sur lequel nos enfants poussent avant de s’envoler et de créer leurs propres terrains.

J’ai un peu perdu ma maison, peut-être à force d’entretenir le feu de notre foyer, celui de la vie à 5 dans une grande maison. Entre tous ces gens qui attendent quelque chose de moi (ou pas), ces projets qui avancent (ou pas), ces rêves qui s’envolent sans qu’on les ait pris au corps… parfois, j’ai l’impression d’avoir perdu ma maison.

Alors je la dessine, des dizaines de fois, ma maison, des tas de petites maisons. Avec ces questions en filigrane :

« Qui suis-je devenue ? Où sont les buts qui étaient pourtant si clairs et qui ne font que me fuir ? Où est le temps et l’énergie que l’on avait ? »

Je dessine des maisons.

EPSON MFP image

Tout change si vite et pourtant rien ne change vraiment.

Ces émotions universelles, comme les couleurs basiques qui tricotent nos destins, ne s’éteignent jamais : la peur, la colère, le dégoût, la joie, la tristesse, le mépris, la surprise… On varie dans le mélange, un peu plus de ceci, un peu moins de cela, on les fait taire (ou pas), mais elles sont la trame de nos vies. On fait l’équilibriste entre vouloir sauver le monde et rester installé dans notre confort, entre lâcher prise et tenir bon, entre porter des idéaux et vivre le réel, entre « théoriquement » et « dans la pratique ».

On négocie les courbes : être enfant de, être parent de, aimer, vouloir, devoir, savoir, pouvoir, et ne pas aimer, ne pas vouloir, ne pas devoir, ne pas savoir, ne pas pouvoir. On est humain, en chemin… Alors parfois on perd sa maison, surtout si…

Surtout si l’on a oublié de construire notre maison dans notre cœur. Une maison pour nous, là, au fond de notre tricot émotionnel personnel. C’est là notre terrain parfait. Si souvent, on veut la construire ailleurs, dans un « faire », dans une ville étrangère et idéale, un peu comme les châteaux en Espagne.

Moi aussi, j’ai voulu construire ma maison ailleurs.

Moi qui voulais à tout prix devenir prof d’université, je la rêvais dans le domaine académique : Rebecca, docteur en psychologie. J’avais le plan en main et le but – raisonnable – de terminer mon doctorat avant 40 ans. Pendant presque 20 ans, j’ai pensé que je m’aimerais quand j’habiterais enfin cette maison-là, qu’elle était faite pour moi.

« Là, je serai qui je suis, là, je serai la voix qui prendra la parole pour défendre les personnes handicapées mentales, c’est de là que je changerai un peu le monde. »

Quand ma première fille est née, j’ai mis le plan de côté, juste sur le coin de la table : j’y retravaillais à chaque printemps, avant de le remettre de côté jusqu’à l’année suivante. J’ai eu une deuxième enfant, le plan toujours dans un coin de ma tête.

Et cette voix qui me disait :

« Mais tu n’es rien, tant que tu n’as pas obtenu ce doctorat ! Quand tu l’auras, alors les gens verront que tu es comique mais que tu n’es pas bête pour autant. »

Cinglante auto-critique, retenir son souffle, se supporter, et se répéter :

« Un jour viendra. »

J’ai 40 ans et j’ai un peu perdu cette maison idéale :

je n’ai jamais emménagé dans mon rêve académique. Bien entendu, je pourrai toujours, plus tard, rattraper le train, y monter et obtenir ce titre, mais j’ai appris à me dire :

« Rebecca, pas besoin de ce doctorat pour t’aimer. »

J’ai tenté d’arrêter de me prouver à moi-même que je ne suis pas une petite fille perdue. Parce qu’au fond, c’est aussi ce que je suis. Et tout comme mes filles ont besoin d’un foyer pour grandir, se sentir en sécurité, aimées et acceptées, j’ai besoin d’un foyer, d’un coin bienveillant pour moi-même dans mon cœur. Je cherche ma maison : elle a des fenêtres en forme de cœur et des poutres apparentes, un jardin qui sent bon. Dans la cuisine, l’odeur du café se mêle à celui du cake aux pommes tout chaud.

Dans ma maison, on trouve des livres pour enfants, un feu de cheminée, des lits aux draps de coton tout doux parce qu’ils sont vieux et usés. Une maison juste pour moi, qui danse au rythme de la voix éraillée de Louis Armstrong. Alors, oui, je suis une maman et une épouse, toujours un peu débordée, toujours un peu en retard (les mails non lus m’attendent 3 mois). Et alors ?

Et alors, personne sinon moi ne peut me construire une maison chaleureuse, un endroit qui me dise « bienvenue, comme tu es », un endroit sans auto-critique stridente, sans « tu devrais, n’oublie pas, c’est pas top, jamais assez, ou toujours un peu trop ». Une maison toute pavée de mots gentils, de mots qui soutiennent, de mots qui guérissent, tels que :

« Et alors ? Tu gères ! Trop cool, pas si mal pour une débutante, lève le regard, trop génial ! Unique, tu es unique, tu me plais au fond, je crois même que…

…que je t’aime, toi ! »

Il me faut quoi, pour construire ma maison ?

EPSON MFP image

Quand on est dans le tourbillon du quotidien, on fait comment ? Pas la peine d’y réfléchir plus longtemps, je n’ai pas le temps. Pour créer ma maison, je n’ai besoin ni de diplôme, ni d’un panier à linge vide ; je n’ai besoin ni d’un frigo bien propre, ni d’un calendrier rempli ; je n’ai besoin ni de la voiture de mes rêves, ni d’avoir lu tous les livres que j’ai déjà achetés, et mon sac à main n’a pas besoin d’être rangé.

Pour trouver ma maison, j’ai besoin d’entendre, d’écouter, de prendre soin, de vouloir consoler cette petite partie de moi toujours enfant. Lui dire bonne nuit, la laisser chanter faux, dessiner, pleurer quand tout la dépasse. J’ai besoin de l’encourager, de l’aimer, d’être là pour elle, cette petite en moi, ce coin caché du cœur où le temps s’est arrêté.

Une enfant parfois complètement désorientée, qui ne sait pas bien compter, qui mélange ses pinceaux, qui trébuche et s’écorche les genoux, et qui a vraiment l’impression que même sur la pointe des pieds, elle n’atteindra rien. Cette partie de moi qui s’époumone à crier « à l’aide », qui aimerait tant qu’on la voie et qu’on souffle doucement sur ses genoux blessés par le béton si dur de la vie.

Cette partie de moi qui s’émerveille encore des petits flocons qui tourbillonnent dans le ciel, cette partie de moi qui vit pleinement et dont le rire sonne comme des éclats de cristaux : elle est unique , cette enfant… Et c’est elle qui a besoin d’une maison chez moi, un maison rien qu’à moi, où je me respecte et me donne le temps, un abri au milieu d’une vie à 300 à l’heure.

J’ai 40 ans, et j’ai trouvé ma maison.

Elle est encore en travaux, toutes les émotions y ont droit de cité, on ne les étiquette pas à coup de « Ce que je devrais ressentir », on écoute ce qui se dit, le bruit sourd de la peur comme les grésillements de la joie enfantine. Ma maison est encore en travaux, elle n’est pas construite sur ce que je fais, mais sur qui je suis. Pas facile de construire avec ça !

D’ailleurs, j’oublie si souvent qui je suis quand je n’ai pas sous les yeux la to-do-list que je me force à faire et qui fait de moi son esclave. C’est lent de construire comme ça, c’est de l’artisanat, ça respire, il faut laisser la pâte reposer et monter, accepter le temps des saisons. C’est faire la paix avec son passé, prendre le temps d’assaisonner le présent et celui de regarder le tapis du futur se dérouler sous nos pieds.

Ma maison est unique.

Si un jour le monde devait s’effondrer, ou quand mes enfants prendront leur envol, ou encore quand nous déménagerons pour le prochain poste de Christoph, il me restera ma maison. Elle aura beau être battue par les vents, rien ne pourra me la faire quitter si je ne m’oublie pas, si j’écoute les rires de mon enfant intérieur, si je laisse respirer cette petite, si je l’aime telle qu’elle est, si je m’aime… comme je suis !



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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