Le gros nuage gris - Fabuleuses Au Foyer
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Le gros nuage gris

montagne nuages
Agathe Portail 24 août 2023
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Après avoir fait plusieurs fois le tour du monde, un énorme nuage eut envie de se reposer.

Au début de ses voyages, il était aussi blanc et léger que la laine d’un agneau nouveau-né. Il avait accompagné les grues du Nord au Sud, puis du Sud au Nord, il avait vu le soleil se lever tout orange et se coucher tout rose. Il avait porté les grains de sable d’une tempête du désert jusqu’au Pôle Nord et entendu les cris de joie des enfants lorsqu’il faisait neiger à Noël. Au début, il n’avait pas prêté attention à tout ce qui, sur terre, venait troubler sa joyeuse vision du monde. Mais au fil du temps, le bruit des guerres, la fumée des incendies et le brouhaha des récriminations avait fini par monter jusqu’à lui. Il s’était alourdi. Il était devenu gris et lourd de tristesse. Le découragement avait peu à peu grignoté son bel enthousiasme et sa foi en l’avenir.

Un jour, il arriva porté par le vent jusqu’à un petit village accroché à la montagne.

Un petit village où demeuraient encore quelques habitants, plus tout jeunes, qui restaient alors que les télésièges et les magasins de location de ski avaient baissé le rideau une fois la neige fondue. Il y avait Monique, la boulangère qui vendait aussi des journaux, des allumettes et du sirop contre la toux. Louis, qui faisait pousser des poireaux et des pommes de terre dans son jardin et que tout le monde venait voir pour faire réparer son ordinateur. 

Le nuage ne vit pas tout cela, il était simplement très, très fatigué.

Il se cogna lourdement contre la montagne et n’eut pas la force de se dégager pour repartir avec le vent. Il resta là, à entourer le village de ses gros bras gris. À l’instant où il heurta silencieusement la roche, un homme entrait dans le village, son sac sur l’épaule. Il marchait penché, comme lesté d’un poids étrange. Devant une maison aux volets bleus, il sortit de sa poche une clé, puis il entra. Personne n’habitait cette maison depuis des années, et ceux qui le virent entrer se sentirent aussitôt dévorés par la curiosité. 

Le jour de l’arrivée du bonhomme, le soleil ne perça pas la couche nuageuse et accoudée au comptoir de sa boulangerie, Monique dit :

– Il va pleuvoir. 

Le jour suivant, elle soupira :

– Il fait humide, mes baguettes deviennent toutes molles. 

Le cinquième jour, Louis se désespérait au jardin : 

– Mes poireaux sont en train de pourrir sur pied

Le dixième jour, le facteur téléphona à la mairie pour dire qu’il ne viendrait plus

parce qu’il y avait tant de brouillard qu’il ne voyait pas bien les virages pour monter au village. Au bout d’un mois, le village entier était excédé par ce gros nuage qui dévorait le moral et la lumière et il se murmurait que l’arrivée du drôle de type n’était pas sans rapport avec cette nébulosité soudaine qui n’en finissait pas. Au fil des jours, on avait fini par apprendre qu’il se prénommait Léonard, mais c’était à peu près tout ce que l’on savait de lui. Il était taciturne et demeurait des jours sans parler à personne.

Lorsque Léonard allait chercher son pain tout mou, chacun cessait de parler.

On le considérait en silence, avec ses grandes mains rugueuses, ses poils noirs qui lui sortaient des oreilles et ses gros sourcils sévères. Tandis que la mélancolie s’installait dans les ruelles, la rumeur enflait : c’était Léonard qui avait apporté ce brouillard interminable, il n’y avait pas d’autre explication. Pour chasser le nuage, il fallait chasser l’homme. D’autres, plus mesurés, pensaient qu’il suffisait d’exiger de Léonard une action quelconque qui puisse libérer le village de cet étrange sortilège. Mais personne n’osait frapper à la porte de la maison aux volets bleus.

Un jour, Louis et Monique prirent leur courage à deux mains et se présentèrent sur le seuil.

– Bonjour Léonard ! dit Louis. Nous venons vous voir concernant le brouillard… et il s’arrêta de parler, car la suite lui semblait tout à coup impossible à énoncer.

Monique prit le relais d’une voix chevrotante, en serrant la poignée de son sac à main pour se donner du courage.

– Il faut faire quelque chose. Il est arrivé en même temps que vous, ce nuage de malheur. Allez voir si vous pouvez le convaincre de s’en aller ! Que le soleil revienne, que les poireaux poussent et que mes baguettes redeviennent croustillantes !

Léonard ne disait rien sur le pas de sa porte. Mais il attrapa son chapeau, son bâton…

… et partit sur le chemin de randonnée qui grimpait jusqu’en haut de la montagne.

Au bout de quelques heures, il sortit enfin du brouillard, comme lorsqu’en avion, on passe au-dessus des nuages. Il ne restait autour de lui que le ciel bleu et le soleil. Lorsqu’il regardait en bas de la pente, vers le village, il voyait le dos de cet énorme nuage gris.

Il s’assit, posa son chapeau à côté de lui pour sentir le soleil lui chauffer le crâne. Puis il ouvrit la bouche et dit de sa grosse voix qui résonnait dans les rochers :

Que veux-tu, gros nuage ? Pourquoi restes-tu accroché au village au lieu de repartir avec le vent ?

Pendant de longues minutes, le nuage ne répondit rien.

Puis une voix fatiguée émergea de la masse nébuleuse :

Je suis épuisé, complètement découragé. À quoi bon repartir puisque tout ce que je vois me désole ? Même si je voulais m’envoler, je ne le pourrais pas : je suis beaucoup trop lourd.

Léonard était un peu ennuyé de la réponse du nuage, car lui-même était arrivé au village épuisé, complètement découragé, et il ne repartait pas non plus.

– Que puis-je faire pour t’aider ? demanda Léonard. 

– Je ne pourrai bouger que s’il fait très chaud ou très froid, répondit le nuage. S’il fait chaud, je m’évaporerai. S’il fait froid, je neigerai et deviendrai plus léger.

Léonard réfléchit. Il n’avait pas le pouvoir de commander au soleil ou au vent.

Mais il eut une idée. Il reprit son chapeau, son bâton et redescendit au village. Arrivé dans la rue principale toute sombre et humide, il alla frapper chez Louis, qui déterrait ses poireaux pourris en maugréant.

– Louis, aide-moi, il faut que je porte quelque chose tout en haut de la montagne. C’est très lourd, appelle ton frère, ton cousin, tes voisins. Je vais chercher Monique. »

Lorsque les villageois assemblés virent ce que Léonard comptait porter en haut de la montagne, ils le prirent pour un fou, mais chacun avait bien trop peur de sa voix profonde et de ses sourcils orageux pour le contredire. 

Cinq personnes se détachèrent à regret du groupe dubitatif et se retroussèrent les manches.

Avec beaucoup d’effort, tout le monde tira, poussa, porta et au bout de plusieurs heures ils parvinrent tout en haut de la montagne, au-dessus du dos gris du gros nuage.

Léonard les remercia et il s’assit devant un énorme et magnifique… piano. Il posa ses gros doigts sur les touches noires et blanches pendant que tous les habitants qui l’avaient aidé s’asseyaient dans l’herbe tiède, épuisés et heureux de retrouver la caresse du soleil sur leur visage en sueur.

Quand la musique de Léonard commença, tout le monde sourit.

C’était très joli. Puis Monique poussa un gros soupir. C’était vraiment beau. Discrètement, Louis écrasa une grosse larme. C’était magnifique. Son cousin se moucha dans un grand mouchoir rouge. Tous étaient profondément émus.

Sans que personne s’en aperçoive, car chacun écoutait Léonard, il s’était mis à pleuvoir plus bas sur le village. De plus en plus fort, des gouttes de plus en plus grosses.

Le nuage pleurait lui aussi.

Il pleura si fort et si longtemps qu’il s’assécha complètement. Il n’était plus ni lourd, ni gris.

Alors sans faire de bruit, il se souleva de terre et s’en alla plus loin, avec le vent.

On laissa le piano en haut de la montagne, au cas où un autre nuage viendrait à se reposer un peu trop longtemps. Monique apprit à en jouer, tout comme Louis et tous les autres, parce que le jour même du départ du nuage, Léonard avait refermé la porte de la maison aux volets bleus, et il s’en était allé, son sac sur l’épaule.

Psst ! Sais-tu que tu peux retrouver cette histoire lue sur le podcast Fabuleuses histoires, disponible sur toutes les plateformes ainsi que sur notre chaîne Youtube ?



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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

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