J’ai l’impression qu’il n’est pas toujours bien perçu socialement de favoriser l’autonomie de ses enfants, en tous cas de la manière dont je le fais.
Ou alors, c’est parce que je le fais en public. Combien de fois ai-je entendu des « Mais tu ne le surveilles pas, là ? », « Tu le laisses faire ça ? », « Il va tomber, ton gamin ! », etc. Sans parler des regards réprobateurs. Rien de tel pour réveiller la corde sensible du sentiment d’être une mauvaise mère — tu connais ?
« Au-to-no-mie » : j’ai entendu ce mot au moins 14 000 fois durant mes études d’infirmière. Avec mes enfants, c’est ce que j’ai essayé de construire jusqu’à présent. Avec quelques nuances, bien sûr, parce que mes tripes parlent parfois plus fort que ma raison. Il y a toujours une lionne tapie quelque part dans chaque maman, et je n’échappe pas à la règle. Que quelqu’un essaie un peu de toucher à un cheveu de la tête de mes fils et il verra…
Mais revenons à cette histoire d’autonomie.
Cela a commencé par beaucoup de bisous sur les pieds et dans le cou, des bercements à n’en plus finir — c’était bien, mais parfois c’était long —, des balades en poussette et des déclarations d’amour. Il y a eu aussi les multiples points d’interrogation, les larmes de fatigue et de désespoir, les passages de relais… Bref, les « ups » et les « downs » de la vie de maman. S’il y a bien un endroit où j’ai beaucoup mis en pratique mes principes, c’est l’aire de jeux, haut lieu d’apprentissages en tous genres. Pas besoin de te faire un dessin.
J’ai dû poser quelques règles, implicites ou explicites, avec mes fistons.
Règle numéro une
Si tu n’arrives pas à monter sur le plus haut toboggan, c’est que tu n’es pas encore prêt. Je peux te donner des recommandations, mais je ne monterai pas à ta place. Dans tous les cas, je te regarde, et je reste à côté de toi, ou un peu plus loin si j’estime que c’est OK. À la rigueur, je te pousse un peu les fesses. De toute façon, avec mon 1 mètre 55, je ne pourrai pas aller bien haut, donc autant que tu apprennes par toi-même.
Règle numéro deux
Si tu arrives à monter, tu sauras redescendre. On sous-estime souvent cette deuxième partie de l’expédition… Donc apprends d’abord à monter.
Règle numéro trois
Tu peux enfreindre certaines règles générales, tant que cela ne te met pas en danger, ni toi ni qui que ce soit d’autre. Par exemple, tu peux monter le toboggan à l’envers — ouaip, je suis une rebelle des bacs à sable —, sauf si d’autres enfants veulent glisser — rebelle, mais pas socio-psychopathe. Je précise que cette règle a évolué avec le temps et la capacité de ma progéniture à appréhender le danger.
Règle numéro quatre
Si des enfants plus petits que toi risquent de te suivre dans tes escalades, alors qu’ils n’en ont pas le droit, ou que ce serait trop risqué pour eux, ne le fais pas. Mama’s watching you.
Je dois dire que ça a pas mal fonctionné avec mes bambini.
J’ai pour preuve qu’ils sont toujours en vie, et qu’ils sont plutôt bons en escalade. Mon aîné a certes eu droit à un peu de colle tissulaire sur les genoux dans sa prime jeunesse. Un jour, il s’est cassé la cheville, mais ce n’était pas sous ma garde — je ne citerai personne, tout est pardonné. Quant à mon cadet, il n’est jamais allé aux urgences en neuf ans et demi d’existence. Je n’en suis pas peu fière, et j’ai l’air de me vanter un peu — encore un truc de lionne, peut-être — mais je vais t’expliquer pourquoi.
Un jour, une maîtresse de l’école est venue me voir en me disant :
« J’ai vu S* en passant devant le city stade hier, il était seul et il grimpait par-dessus la clôture. Il faudra lui dire que c’est dangereux. » Sur le coup, j’ai d’abord éprouvé une certaine reconnaissance, car je trouve qu’il y a trop d’indifférence dans ce monde. Cependant, après réflexion, je me suis demandé pourquoi cette maîtresse n’avait pas pris le temps de s’arrêter pour avertir mon enfant, puisqu’elle avait perçu un risque, au lieu d’attendre le lendemain pour m’enguirlander, moi, la mère fautive. Je l’ai remerciée pour son attention, même si des mots moins délicats me venaient à l’esprit. J’aurais pu lui expliquer que j’avais autorisé mon fils à aller seul au city stade, parce que je le savais capable de le faire, et que ça ne me dérangeait pas plus que ça qu’il escalade la clôture, d’autant moins que cela n’est pas interdit. Mais devant cette attitude, que je trouvais jugeante et qui me semblait ne souffrir d’aucune contradiction, j’ai préféré ne pas aller plus loin, ravalant mes arguments, et mon ego par la même occasion, blessé par ces remontrances. Le plus important était que tout allait bien pour mon niño, en réalité.
Mon grand a pris le train seul à l’âge de dix ans — avec des précautions mises en place de notre côté de parents. Cela n’en a pas fait pour autant un casse-cou qui ose tout. Pour son entrée en seconde, il avait la possibilité de s’inscrire dans un lycée avec internat. Il a exprimé le fait qu’il ne se sentait pas prêt pour l’instant, et qu’il préférait rester à la maison cette année.
C’est ça aussi l’autonomie : connaître ses limites et agir en conséquence.
Mon cadet — neuf ans et demi à l’heure où j’écris — continue à s’amuser sans se blesser. S’il tente des choses, c’est qu’il ressent de la confiance et qu’il a une bonne notion de ses capacités physiques. En Bretagne, son plus grand plaisir est de grimper sur les gros rochers de granit qui longent les plages et les chemins côtiers. Il a de qui tenir : je passais mon temps à escalader les mêmes rochers quand j’avais son âge et j’en garde un souvenir empreint d’iode et de liberté.
Ce n’est pas toujours facile de lâcher du lest, même quand je suis convaincue du bien-fondé de ce geste.
Il m’arrive d’avoir des petites montées d’angoisse quand la chair de ma chair est hors de ma vue. Cela fait partie des paradoxes de la vie de fabuleuse maman : on fait du mieux qu’on peut pour qu’ils grandissent, s’épanouissent, se sentent bien dans leur peau, mais on redoute plus que tout le moment où ils vont quitter le nid. Ces émotions, je les accueille, puis je souris. Je suis heureuse de voir mes garçons tester des choses, en observant, calculant, avançant, reculant, sautant, tombant parfois. Je me dis que c’est comme cela que je leur souhaite d’avancer dans la vie : avec courage, audace, détermination. Quelqu’un a dit : « Que nos plafonds soient leurs planchers. » Cela commence par un toboggan, puis un rocher, puis un plus grand. Qui sait s’ils n’atteindront pas les étoiles, un jour.