Dans ma maison, il y a des objets qui aboient.
Sur la table de la cuisine, des Lucky-Luke, des tournevis, un collier de chien et un spray nasal protestent bruyamment : « On n’a rien à faire ici ! »
Des maillots de rugby se roulent sur le carrelage, ils tapent du poing en hurlant : « J’exige que l’on me donne en bain ! »
Durcies par de la boue séchée, une collection de chaussettes dépareillées unissent leurs voix : « Et nous alors ? Que quelqu’un nous ramasse ! »
L’enveloppe des impôts crie au scandale.
La poubelle jaune crie vengeance.
Et par la porte ouverte du placard, on devine les gémissements aigus du chocolat : « Ne les écoute pas ! Mange-moi ! »
Raclement de gorge caverneux. Les piaillements se dissipent, effarouchés.
Un silence. Le chaos lui-même va prendre la parole.
De sa grosse voix de méchant Disney, il déclare : « Mets-moi en ordre, sinon tu mourras. »
Et comme des Minions effarouchés, les objets braillards se remettent à jacasser de plus belle.
C’est difficile d’être une adulte.
Si encore ce n’étaient que les objets qui criaient. Mais il y a aussi les gens qui crient pour qu’on soit comme ils veulent, et moi je suis fatiguée, je veux retourner dans mon lit.
« Et soudain », comme dit ma fille de cinq ans qui raconte si bien les histoires, et soudain, je vois deux objets sur ma table de nuit. Ces deux objets-là ne crient pas. Ces deux objets-là, ce sont les élèves discrets du milieu de la classe, pas ceux qui lèvent la main très haut, pas ceux qui ont encore oublié leur stylo. Ces deux objets-là, ce sont les vieux du terrain de pétanque, les parterres de fleurs de ma voisine, ils ne font pas de vagues, ils sont là, c’est tout, ils attendent qu’on les remarque.
Ces deux objets-là ne disent rien, ils sont sur la table de nuit, ils attendent qu’une femme fatiguée s’assoie sur le bord du lit, ils n’ont aucune garantie qu’elle les remarquera,
elle est si absorbée par les voix dans sa tête, mais ils sont là et ils attendent.
Il y a d’abord un lichen. Un lichen ramassé le matin même par une petite fille de cinq ans, alors qu’elle promenait le chien avec son papa, « et soudain » elle vit un lichen alors elle le ramassa et elle le mit dans sa poche et elle lui dit d’être bien sage et arrivée à la maison elle le posa sur la table de nuit de sa maman pour que sa maman sache que les lichen sont un peu verts, un peu jaunes et un peu bleus, que les lichens sont là, qu’ils ne crient pas, qu’ils attendent qu’on les remarque pour nous dire que tout ira bien.
Et puis, il y a une feuille de papier pliée en 4, dans le sens de la hauteur, comme un accordéon ou comme un cadavre exquis, et dessus il y a écrit au stylo bic « Pour Hélène », avec un petit cœur bleu. C’est une feuille un peu nacrée, arrachée d’un cahier,
depuis combien de temps est-elle ici, sur la table de nuit ? Depuis combien de temps chante-t-elle doucement sa petite berceuse ?,
se demande la femme, qui jusque là était trop occupée à essayer de faire taire tous les objets qui crient, tous les élèves qui aspirent 99% de l’attention de la maîtresse, mais heureusement elle l’a vu, l’élève du milieu de la classe qui ne lève pas la main, heureusement elle l’a interrogé.
La feuille de papier se laisse déplier, elle chante un froissement, il faut tendre un peu l’oreille pour l’entendre, il faut avoir envie de savoir ce que la feuille dit. Et peu importe les mots doux qu’elle abrite, ce n’est pas ce qui compte dans notre histoire, même si on a bien reconnu l’écriture de l’amoureux depuis 15 ans, cet homme aux côtés duquel la femme s’endort chaque soir, parce que quand elle est près de lui, elle entend moins les objets crier.
« La survie repose sur la santé mentale, a écrit Julia Cameron, et la santé mentale repose sur le fait de prêter attention. »
La survie, c’est mettre un peu en sourdine les objets qui crient
(surtout les petits objets connectés qui piaillent sous forme de notifications et de likes). La survie, c’est avoir des oreilles pour entendre les feuilles qui murmurent, c’est avoir des yeux pour remarquer le lichen posé sur la table de nuit, c’est ouvrir les rideaux pour voir le soleil se lever sur notre nuit mentale.
Non, ça ne résout pas les problèmes de tournevis qui traînent sur la table de la cuisine. Non, ça ne remplit pas la déclaration d’impôts, pas plus que ça ne guérit l’anxiété. Mais ça suspend le temps, ça débranche un peu le cerveau, ça aide à revenir ici et maintenant. Et ça rassure. Voilà, prêter attention, ça rassure.
C’est un peu comme l’électricité, qui peut vraiment expliquer comment ça fonctionne ?
Mais on sait que quand on appuie sur l’interrupteur, la pièce est éclairée.
Pour appuyer sur l’interrupteur, on peut se poser la question :
Qu’est-ce qui a été posé avec amour sur ma table de nuit ?
Qu’est-ce qui est joli et que je n’avais pas vu ?
Qu’est-ce qui est drôle et que je n’avais pas remarqué ?
Qui est-ce qui chante derrière la fenêtre et que je n’avais pas entendu ?
Et alors, notre journée est toujours la même, mais un peu plus belle.