Tenir les comptes, c’est utile pour la vie à deux…quand ça se cantonne à l’aspect financier*. À la minute où l’on se met à tenir les comptes de tout ce que l’autre ne fait pas, ça vire très rapidement à l’obsession et la relation de couple en paye le prix fort.
Régulièrement, je me transforme en comptable.
Et c’est le comble, moi qui déteste tenir les comptes de la famille et qui suis une vraie brêle en Excel. Je parle ici d’une autre comptabilité : celle qui s’empare de moi quand je me mets à dresser la liste de tous les manquements de mon Fabuleux.
Cela commence dans la cuisine avec un détail des plus anodins. Je rentre du sport tard le soir et la table, à peine débarrassée, est encore souillée de gouttes de soupe et mouchetée de miettes de pain.
Il n’a même pas passé un coup d’éponge et il reste des assiettes au-dessus du lave-vaisselle.
Cela continue dans la salle de bains avec un autre détail fâcheux : le tube de dentifrice n’est pas refermé.
Encore une fois, il n’y a pas pensé.
Ni une, ni deux, voilà que je range ma tenue de sport au placard pour endosser un uniforme, sans même m’en rendre compte, et pas n’importe quel uniforme : celui de Catherine de la compta.
Laisse-moi te présenter Catherine de la compta :
avec son chignon serré et ses lunettes ajustées, elle ne laisse aucun détail de côté. La lunette des toilettes relevée, la poubelle débordante non seulement pas vidée, mais dont le contenu a été compacté de main de maître afin d’y jeter encore quelques détritus et repousser la tâche d’aller la vider dans le bac prévu à cet effet, situé dans le jardin, à approximativement 4 mètres de ladite poubelle.
Catherine de la compta ne laisse rien passer, absolument rien.
Et quand elle s’empare de moi, je ne laisse plus rien passer à celui qui partage mon quotidien depuis des années.
Le moindre déplacement dans ma maison me sert avant tout à scanner ses oublis, ses négligences, à tel point que je finis par croire qu’il le fait exprès. Car en tant que responsable de la compta, je ne peux pas envisager que ces oublis aient une autre explication que celles-ci :
- Il s’en fiche complètement de moi
- Il n’a absolument aucun respect pour tout ce que moi je fais au quotidien
- Il n’a aucune notion de la charge mentale qui est la mienne
Me drâpant dans mon rôle de comptable et prenant ce dernier extrêmement au sérieux
(car je suis une fille sérieuse), me voici donc partie pour un tour. Cela signifie tout simplement que pendant plusieurs jours, je saute à pieds joints dans ce scénario déjà écrit par d’autres avant moi et dont je m’approprie le texte au mot près : il fait tout pour me pourrir la vie, c’est un flemmard bordélique et moi je suis une pauvre femme qui souffre de l’héritage laissé dans mon foyer par des milliers d’années de patriarcat.
Oui, c’est ce scénario auquel j’ai envie de coller dans ces moments-là.
J’ai envie d’être une victime de mon conjoint, j’ai envie de lui en vouloir pour tous ces détails qu’il ne voit pas, pour tous ces petits gestes qu’il n’accomplit pas.
C’est à ce scénario précis que je veux coller au mot près quand, en moi, Catherine de la compta prend toute la place. Et je ne me prive pas pour le partager à mes amies proches, à grand renfort de « C’est toujours la même chose avec lui… », « Il n’a aucune notion de… »
Évidemment, ces conversations entre copines finissent immanquablement par me péter une durite et à fondre sur le Fabuleux en question pour une histoire de chaussettes qui traîne ou de lave-vaisselle pas vidé devant lequel il est pourtant passé 13 fois durant toute la soirée, au bas mot.
Quand je plonge dans cette croyance, j’oublie tout le reste.
J’oublie que mon Fabuleux sort les poubelles deux fois par semaine (ben oui, j’embrasse tout chez Catherine de la compta, donc je comptabilise même ce que j’ai oublié). J’oublie qu’il a réparé la porte d’entrée sans même me le dire. J’oublie qu’il a pensé à passer chercher du lait au supermarché car j’avais oublié il y a deux jours. J’oublie qu’il est allé récupérer Numérobis au rugby, comme tous les mardis soirs. J’oublie qu’il est revenu tout à l’heure du bureau beaucoup plus tôt que d’habitude en passant prendre des sushis chez mon Asiat’ préféré. J’oublie qu’il ne me tanne jamais pour une soirée pizza-bière-foot entre potes. J’oublie même qu’il déteste le foot. J’oublie qu’il m’encourage régulièrement pour me prendre un week-end entre copines (et pouvoir passer 2 jours sans se faire houspiller parce qu’il a oublié le coup d’éponge sur la table de la cuisine).
J’oublie. J’oublie même ce que j’aime chez lui.
Que son humour est toujours capable de faire retomber les plus grandes disputes comme un soufflé raté. Que son esprit de service — même s’il n’a pas la même notion des finitions que moi — rend au quotidien d’énormes services au confort familial. J’oublie aussi qu’il n’a pas besoin d’être remercié pour accomplir, dans le secret, une multitude de choses que je ne prends plus le temps de voir, trop occupée que je suis à écouter Catherine tempêter en moi (et hors de moi, cela va sans dire).
Évidemment, je pourrais terminer ce texte en te disant que Catherine de la compta a bien raison, que nos mecs sont quand même de sacrés flemmards et qu’ils sont bien contents de nous avoir sous la main pour passer un coup d’éponge sur la table de la cuisine à 21h30.
Mais je n’ai pas envie de suivre Catherine de la compta.
Endosser son costume m’épuise. Obéir à son scénario me fait basculer du côté obscur, si obscur que je mets souvent plusieurs jours à revenir à la lumière, à ouvrir les yeux sur tout ce que j’ai déjà et qui est, finalement, pas si mal que ça.
Je te dirai donc plutôt que derrière chacune de nos plaintes en mode « c’est toujours moi qui… », retentit en fait une petite voix qui chuchote : « Je voudrais qu’il en fasse plus pour me sentir aimée de lui ». Je te révèlerai aussi qu’à partir du moment où j’envoie bouler Catherine de la compta et son scénario, je me remets comme par miracle à noter tout ce que mon Fabuleux fait AUSSI, peut-être pas aussi bien que moi, peut-être pas comme je l’aurais fait moi, mais qu’il fait AUSSI. Et comme par hasard, je me sens profondément aimée de lui.
* Spoiler alert : non, dans ce texte je ne donnerai pas de conseils pour tenir ses comptes à deux, ni n’aborderai la nécessité d’établir un budget pour chaque membre du couple.