Elle porte des cailloux - Fabuleuses Au Foyer
Dans ma tête

Elle porte des cailloux

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Dans son sac à dos, dans ses poches, dans le fond de ses chaussures, elle porte des cailloux. Ils sont lourds, ils s’enfoncent dans sa colonne vertébrale, ils entaillent la plante de ses pieds. Elle porte les cailloux qu’on lui a infligés durant toute sa vie. Les blessures, les trahisons, les mensonges, tout le mal qu’on lui a fait.

Et la rancune.

« Jamais je ne lui pardonnerai » et elle porte ses cailloux elle-même. Elle n’oubliera pas, elle ne lui/leur fera pas le cadeau du pardon. Il y a les pierres pour lui rappeler que la blessure fut réelle.

Rancune. Sans rancune ?

Elle porte des cailloux et le sac lui pèse. Elle entend les autres lui crier si souvent : « Laisse tomber le sac, c’est passé, oublie, tourne la page »… Oui mais le sac est fort lourd, et l’âme encore plus.

Alors, comment faire ?

Même si elle posait le sac, vidait ses chaussures et ses poches, les plaies seraient encore là. Elle souffre et elle souffrira.

Sans rancune ? Tourner la page ? Oublier ? Pardonner ? Faire confiance de nouveau ?

Elle porte des cailloux et il n’y a ni chemin facile ni passage obligé, ni raccourcis, ni anesthésie efficace. Elle porte des cailloux. Et le mauvais goût dans le fond de sa gorge est bien souvent le reflux de l’acide… le pus d’une blessure qui remonte.  

Respect.

Respect pour un âme vieillie de blessures, pour une survivante, pour sa force et sa faiblesse, pour son courage de continuer.

Et le pardon, alors ?

« Rebecca, pourrais-tu écrire un article sur le pardon… tu as déjà abordé la question je pense ». Hélène me propose ce thème et je réponds tout de suite : « Ah oui, en effet, j’ai approfondi le sujet pour un cours de psycho que j’ai donné, et j’ai écrit un article dessus »

Facile. Mais en fait, non. C’était il y a des années. Et tout cela respire un peu l’arrogance – ou disons l’assurance – de ma mi-trentaine. Vous savez ? Quand les réponses qu’on donne sonnent tellement juste, qu’elles sont logiques, linéaires, et que le tout a tendance à simplifier le complexe, à expliquer le fonctionnement humain à gros traits.

À l’époque, je t’aurais écrit ceci : « Le pardon, c’est une décision, tu lâches prise, tu reconnais la douleur, tu changes le focus de ton attention, tu sors du rôle de victime, tu te libères toi-même de l’amertume, tu le fais pour ton bien. Le pardon c’est la clé pour sortir de ta prison ».

Mais voilà, j’ai vieilli, et après un temps passé à traverser les méandres de mon vécu émotionnel, j’ai envie de parler autrement du pardon. Si, assises l’une à côté de l’autre, tu me confiais : « Je porte des cailloux dans mon sac, j’ai un goût d’amertume, parle-moi du pardon, comment ça fonctionne, certains disent que c’est facile, que c’est obligatoire, et si je ne voulais pas pardonner ? Et si je pardonne, est-ce que je dois refaire confiance à la personne qui m’a blessée ? »

J’aurais envie de te dire tout le respect que j’ai pour toi, pour ces pierres que tu portes. J’aimerais te dire que tu as été courageuse et que ton sac à dos me semble fort lourd. Je te demanderais d’enlever tes chaussures, de me montrer tes pieds blessés par les pierres acérées.

Le pardon n’est pas un gros sparadrap qu’on peut mettre sur une blessure non soignée dont on veut oublier l’existence.

On laverait ensemble le sang séché, on essayerait de faire sortir le pus, de mettre de la crème sur les éraflures. Et on laisserait à tes pieds le temps de guérir.

Le pardon n’efface pas les conséquences du mal que l’autre m’a fait. Ce qu’il a cassé est parfois cassé ou même perdu pour toujours. Peut-être qu’il est possible que la plaie guérisse, que la peau se reconstruise, mais il se peut que non. Et le pardon n’efface pas la responsabilité de celui qui m’a fait du mal. Certains actes sont mêmes punis par la loi et l’on peut porter plainte tout en étant dans un processus de pardon. Il se peut même que l’auteur de ce mal soit puni ou aie à réparer son acte, et ce même si tu l’as pardonné. L’un n’exclut pas l’autre.

Je te rappellerais qu’il te faudra de la patience avant de pouvoir remarcher à ta vitesse habituelle. Les pieds, tout comme l’âme, ont besoin de temps pour être de nouveau capables de nous porter. Il faudra te protéger de nouvelles blessures, ne pas penser que pardonner implique que tu reprennes la personne dans tes bras.

Pardonner n’est pas se réconcilier.

Nous avons le droit et même le devoir de nous protéger des personnes qui nous blessent et nous font du mal.

Nous prendrions le temps d’ouvrir ton sac à dos et de regarder les pierres qu’il contient, de nous demander ce qui pèse si lourd. Et ça, honnêtement, personne n’aime le faire. Car je ne peux vraiment pardonner que ce dont je mesure l’ampleur, la lourdeur, là où j’ai soupesé le mal qui a été fait. C’est tellement dur de ressentir la souffrance. C’est tellement déchirant de se sentir qu’on a été la victime. Parfois, on préfèrerait faire souffrir l’autre pour faire taire sa propre douleur ou encore on aimerait se crier à soi-même :

« Mais c’est de ta faute si tu portes ce sac à dos, tu n’avais qu’à… tu n’avais qu’à pas faire confiance, tu n’avais qu’à pas être si fragile, si sensible, si naïve ».

Relativiser ma blessure, c’est prendre le risque de la transmettre à quelqu’un d’autre. La regarder en face et en mesurer toute la largeur et la profondeur me donne en main un moyen de mettre un point final et de tenter de pardonner, en connaissance de cause ! La fondation du pardon, c’est ouvrir les yeux sur la réalité de la souffrance qui m’a été infligée et refuser de l’infliger de nouveau à un autre. En relativisant la blessure, en blaguant sur le poids des pierres, en mangeant les cailloux comme s’ils étaient des petits pains, nous risquons tous de transmettre ces pierres « anodines » à d’autres…

« C’était pas si grave », « J’ai survécu », « Ça m’a rendu plus fort ». Non, stop… au fond du sac, je porte mes pierres et elles sont lourdes, elles sont le signe de mes blessures, le poids du mal que l’on m’a fait. Mais transmettre ces pierres à d’autres et blesser comme on m’a blessé ne me rend pas la liberté, ne m’allège pas le pas, au contraire : on perpétue le cercle vicieux de la souffrance.

Ayant fait cela, ayant reconnu ce poids, je te proposerais de poser ton sac à dos, de décider chaque matin de nouveau de le laisser sur le côté et de ne pas le porter. Je te parlerais de vider des poches tous les soirs, de sortir les pierres que s’y seraient glissées une nouvelle fois sans crier gare.

Parfois on trébuche de nouveau sur un gros caillou, parce qu’un regard, un film, une odeur, une pensée nous aura rappelé toute la douleur et toute la colère que l’on avait porté tout contre son cœur, dans son corps. L’amertume recommence à puer, comme les reflux d’un égout après la tempête.

Tu objecteras :

« Mais j’avais pardonné, j’avais tourné la page ». Et je te répondrai : « Oui, je sais, et si on recommençait : je pose mon sac à dos, je ne nie pas la douleur, je la sais, je la respecte, je me respecte, je ne laisse pas mon passé donner mauvais goût à mon présent, je renonce à me venger, j’avance courageusement et je reprendrai cette décision tant de fois qu’il le faudra… pour moi ».

Parce que le cadeau du pardon, c’est à moi que je le fais et à personne d’autre. L’amertume, c’est moi qu’elle ronge, qu’elle enferme, qu’elle détourne de la beauté de ma vie. Le pardon c’est bien moins le fait de dire à quelqu’un « je te pardonne » qu’une phrase que l’on se murmure à soi-même et qui signifie : « J’ai envie de lâcher les débris d’assiette cassée que je tiens entre mes doigts et qui me font encore tant souffrir ».

On s’embrassera comme des amies de toujours et dans ton oreille je te redirai :

« Tu es courageuse, tu es Fabuleuse, avec tes blessures, avec tes cailloux dans les poches. Personne ne peut te forcer à pardonner, c’est toi qui décides, ça prend du temps, ce n’est pas magique mais c’est tellement précieux. »

Peut-être qu’une voix tout au fond de ton cœur criera « je ne veux pas lui faire ce cadeau-là » et je te répondrai « c’est un cadeau pour toi, c’est la légèreté de tes pas que tu retrouveras, les épaules décoincées, les poumons qui prennent bien plus d’air et dans ta bouche tu retrouveras le goût du présent ».

Le pardon, c’est une accalmie pour soi !

C’est poser les cailloux au bord du chemin pour retrouver son rythme de vie.

C’est tout le bien que je te souhaite, sois patiente, sois courageuse, sois bienveillante… envers toi-même. Tu vois ? Il ne me reste que peu de certitudes dans ce domaine mais elles m’aident au quotidien parce qu’elles me rappellent l’essentiel : « Sois gentille avec toi-même Rebecca et va à ton rythme, on est tous en chemin ».



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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