Iris tapote le coussin du canapé : j’ai promis de lui raconter une histoire.
Ses yeux débordent de gourmandise tandis qu’elle me tend son livre favori. Il me suffit d’un quart de seconde pour déchanter :
« Aaaah ! Non Iris, pas La reine des bisous, on l’a lu déjà 542 fois cette semaine. On ne pourrait pas raconter une autre histoire ? »
Je voudrais me lever, mais Iris saute sur mes genoux rouillés pour s’installer confortablement et me déglinguer au passage mon petit orteil de pied.
Je sens que mes cheveux se hérissent. Que mon égoïsme enrage. Je sens que je vais « péter une durite ». J’ai tellement honte de toutes les pensées qui affluent dans ma tête que je n’ose pas même vous les partager. Je n’ai pas du tout envie de lire La reine des bisous. C’est mièvre.
Je commence donc l’histoire d’une voix ramollie
comme le beurre du dimanche matin à 10h en plein mois d’août que mes enfants ont oublié de ranger. Iris me secoue le bras :
« Non, maman, pas comme ça ! »
Sa détermination m’amuse et me fait sourire. A la deuxième page, je décide de varier ma diction, en mode accéléré. Ses grands yeux ronds me fixent curieusement, avec un brin de malice :
« Pas comme ça maman : moins vite. »
L’envie de rire monte en moi.
« Allez, maman, continue ».
Iris attrape ma tête et la penche vers le bas comme pour orienter mon regard vers le bon paragraphe. C’est alors qu’un éclat de voix irrésistible surgit du fin fond de mon être, tel un diable en boîte :
« Elle est moche ta princesse. »
Ma petite fille éclate de rire.
Il y a des jours, j’ai envie de rire.
Oui. Il y a des jours où je suis tellement fatiguée de ma maternité sérieuse, de mes responsabilités de maman, de tenir mon rythme, mon cap, mon tonus et mes bonnes manières éducatives, que l’envie de raconter des bêtises, de faire l’andouille ou de taquiner mes enfants devient envahissante.
Comment vous expliquer ?
C’est comme si j’avais un clown au fond de moi qui se réveillait, qui sortait de mon corps. Il y a des matins, je mange du clown entre le beurre et le miel. Et je peux vous dire que c’est bon. C’est même très très bon.
Pour arriver à mes fins, je suis prête à faire n’importe quoi, inventer des conneries, faire courir mon mari ou mes enfants, mettre du « Paic-Citron » dans l’eau bouillante des pâtes afin de la faire mousser pour ameuter la famille entière, me retenir de rire en les observant plisser leurs yeux, la tête en avant, les narines dilatées humant la vapeur qui s’en dégage, à la recherche d’un indice.
« Ben ?? Y’a de la mousse ????? » finit par prononcer mon grand, d’une voix grave et presque dégoûtée. Mes abdos tremblent tout seuls.
Je me bidonne intérieurement.
Les jours de grande forme, je m’amuse à parler anglais sous le regard interloqué de Hannah qui enfile son doigt dans ma bouche comme pour vérifier si je n’aurais pas avalé une cassette étrangère.
Je varie en latin pour les plus grands :
– Bonne journée maman.
– Tu quoque mi fili. (ndlr : « Toi aussi, mon fils »)
– Ah ah maman, très drôle.
– Fac tibi place (« Fais-toi plaisir » en latin moderne non académique, traduction inédite de Frédéric, mon mari.)
Si mon conjoint est expert en jeux de mots rigolos et mon petit Jacques en histoires drôles, dont celle du Pékinois* (plusieurs fois par semaine, naturellement, en vue de maîtriser le comique de répétition), moi, ce que j’aime ce sont les séquences de famille décalées. Déjantées. Quand le rire devient contagion.
Je ne vous cache pas que certaines se sont mal terminées.
Très très mal. Concours de pets chez les garçons, et autres peccadilles sonores que j’ai bien du mal à arrêter une fois lancées, narines qui tremblent, boyaux qui se tordent, larmes qui coulent. On finit par rire sans raison, juste pour le plaisir de rire. Et d’être ensemble.
Le rire, quand il est bien dosé et juste, agit comme un ingrédient imparable de complicité familiale et fraternelle. De la taquinerie affectueuse à la rigolade franche plus ou moins fine, il offre un espace opportun pour mettre de la légèreté dans un quotidien parfois sous tension ou franchement lourd. Il ouvre des fenêtres, permet à nos cœurs engorgés de déposer un trop plein d’émotions ou de stress contenu.
C’est aussi un lieu de rencontre, où tombent les masques rigides que nous nous efforçons de porter pour ne pas craquer, rester dignes ou tout simplement crédibles. Un échange de regards, un mot facétieux, une mimique exagérée suffisent pour introduire de la distance dans une situation pénible. Qu’il est bon de rire de bon cœur avec ses enfants, de se moquer un peu, d’inviter l’humour à notre table, de ne plus se prendre au sérieux !
Je sais que je suis une maman râleuse, anxieuse.
Je sais qu’à certains moments de la journée, mon impatience et ma fatigue me rattrapent, et pour peu que l’un de mes enfants me tienne tête (ou me la prenne), alors de la fumée noire commence à s’échapper de mes naseaux. Je suis lucide, et quand je deviens ainsi, même mes enfants les plus téméraires préfèrent fuir dans leur chambre pour ne pas prendre le risque de me croiser.
Je sais aussi que je déteste être comme ça. Être l’ogresse qui rumine sa frustration de ne pouvoir tout gérer. Alors, je préfère en rire. C’est la seule arme de bienveillance que j’ai trouvée à mon encontre pour sauver ce qu’il reste de ma maternité heureuse. Je préfère être la même, mais en version « comique » ou « burlesque ». Je préfère accueillir cette agressivité que je rejette, la transformer – c’est-à-dire lui donner une autre forme, celle du rire – pour inventer d’autres contours, ceux de la tendresse, envers moi et ceux qui m’entourent.
Blaguer mettrait-il en péril mon autorité ?
Ma délicatesse ? Mon intelligence ? Du rire à la blessure, la frontière est parfois délicate. L’humour demande un apprentissage : il faut parfois le réajuster, l’apprivoiser ou le faire grandir pour lui donner sa juste place. En tous cas, moi, j’en ai besoin.
Alors oui, « elle est moche ta princesse, Iris », mais puisque que ça te fait rire et que ton air ahuri est délicieux, alors je te le redirai, que cette princesse est moche.
Pour ne pas prendre le risque de le devenir moi-même.
Car là, ce ne serait plus drôle du tout. Autant manger du clown, non ?
* Un chien et un homme sont sur un bateau. Le chien pète, l’homme tombe à l’eau et se noie. Quelle est la race du chien ? Un pékinois (Un pet qui noie).