Les yeux fixés sur l’écran de mon téléphone, je vois défiler les pépites de la vie des autres mamans.
Je baisse un peu le regard pour éviter de parcourir l’espace qui m’entoure le temps d’un instant.
J’évite la gifle de la pile de linge, des croquettes tombées à côté de la gamelle du chat,
j’évite de suivre le fil de la toile d’araignée, de rencontrer la pile des factures, de penser à la jauge de notre chaudière, je fuis la liste des rendez-vous à prendre, des anniversaires qui approchent.
De justesse, j’esquive le coup de vent qui me rappelle que les dernières décos de Noël qui pendent vont bientôt flirter avec les œufs de Pâques, et qui me souffle à l’oreille qu’aucun meubles de jardin ne survivra à autant d’hivers de suite sur la terrasse.
Mon cerveau fait la course aux obstacles pour ne pas se prendre les pieds dans les soucis de santé, les kilos en trop, les projets non finis, les e-mails non répondus et les conversations houleuses au boulot.
Je m’enfuis dans la réalité filtrée des autres,
hypnotisée, anesthésiée et, comme assise dans un train, je regarde par la fenêtre et me laisse bercer par ses images édulcorées.
Ce n’est pas que ces vies filtrées mentent, mais elles ne disent qu’une petite part de la vérité, ne reflètent qu’un filet de la réalité. C’est bien pour cela qu’on se laisse berner. C’est pour ça que je m’y perds, que j’y reste, que j’en rêve… parce qu’elles semblent tellement vraies.
Mais ces vies filtrées ne me disent pas tout et surtout, ces vies filtrées ne me montrent que la face visible, brillante.
Tout comme la lune, toute une partie reste dans l’ombre, hors de ma portée. Et cette partie, je ne peux que la deviner. Je la déduis du reste des images dont on me gave. Le reste doit être aussi glamour, me dis-je. Vraiment ? Ou est-ce que le reste ressemble étrangement à ma vie ? Dans les ombres se cachent peut-être les mêmes monstres que chez moi, les mêmes doutes, les mêmes « trop de » ou « pas assez ». Le saurai-je jamais ?
Car au-delà du filtre, je n’ai rien pour déduire ce qu’est la vie de l’autre.
Les autres mamans ne me montreront jamais que ce qu’elles ont choisi, passé dans l’entonnoir de « l’instagrammable ». Mais, en réalité, j’ai le pouvoir de détourner le regard de leurs “reels”, de leurs photos tronquées et de leurs paysages de rêves pour regarder tout autour de moi, fièrement, courageusement, la tête haute.
Parce que dans ma vie sans filtre se trouve le vrai.
J’y respire, j’y ris, j’y pleure, j’y ose…
C’est là qu’est ma chaleur, mon rythme, mes amours, mes émotions, mon tout.
Dans ma vie sans filtre,
- La voisine a aussi laissé ses décos de Noël pendre jusqu’à mi-mars devant ses fenêtres.
- Les autres dames à la plage ont aussi de la cellulite, des varices ou des vergetures. Et tout le monde s’en fout, on va quand même dans l’eau.
- Les enfants au parc sont tous bruyants, parfois collants, parfois chiants, certainement pas sages comme des images.
- L’autre maman du quartier a l’air débordée elle aussi. La preuve : elle a encore une fois oublié mon prénom et on en rit ensemble.
- Le mari de ma meilleure amie réagit aussi en ours mal léché avant son premier café du matin.
Dans ma vie sans filtre,
- Il y a du bruit, beaucoup de bruit, ça part dans tous les sens. Rien à voir avec une comédie musicale bien orchestrée et mise en arrière-fond pour nous faire planer.
- Il y a le tiroir rempli à ras-bord des pièces de jeu, des vis et des capuchons de bics dont jamais plus nous ne retrouverons la place d’origine.
- Il y a des couleurs dans les chambres des enfants, tout plein de couleurs et pas seulement du gris souris et du vieux rose. Et il y a même du plastique et des horribles flûtes à bec qu’on cache dans le bac à linge pour que personne ne les trouve.
- Il y a mes piles de livres à lire non touchées à côté de mon lit plus souvent défait que fait.
- Il y a mon vieux jean noir de chez Aldi, pas écoresponsable pour un sou mais qui m’a servi des années.
- Il y a mes envies de fuir, de trouver une cabane dans la forêt canadienne et d’y vivre… et mes pieds bien collés au sol de la cuisine (qu’il faudrait enfin laver) qui me retiennent ici.
Dans ma vie sans filtre,
- Ma jeune voisine a des cernes qui vont jusque par terre, elle suit difficilement ses deux canailles qui courent plus vite qu’elle jusqu’au carrefour et elle s’époumone à leur crier de faire attention.
- Nos parents sont des seniors en presque bonne santé et ce n’est pas toujours facile de les voir vieillir.
- Mes enfants se plantent parfois, sont en colère, souffrent, et nos cœurs se déchirent de savoir que la vie peut être si dure et si belle et que je ne pourrai ni les en protéger, ni leur refiler une solution facile à tous leurs problèmes.
- Mes questions et mes doutes sont bien plus nombreux que les réponses que les “donneurs de conseils” me donnent à la pelle et mes migraines ne se soignent pas aux huiles essentielles de machin truc.
- Mes jambes mal rasées et mes yeux non maquillés ne dérangent personne, pas de trolls pour me tomber dessus, juste mon regard pour s’attendrir ou pas de la femme que je suis devenue.
Alors oui, dans ma vie sans filtre, il n’y a pas tout cet attirail de sourires, de douceur jouée, de musique romantique de fond.
Mais dans ma vie sans filtre,
Je retrouve le vrai
Le tout bon et le tout difficile,
Les émotions, les fou rires et les larmes,
Les sourires en coin, les mots d’amour soufflés à l’oreille,
Le goût des fruits, la saveur du chocolat,
Le vrai café, chaud ou froid,
Les odeurs qui m’entourent et qui m’emmènent en voyage dans mes souvenirs les plus enfouis.
Et ces rires d’enfants, et ces gaffes d’ados, et tous ces moments à être moi, maman, dans mon petit monde un peu chaotique.
Je souhaite tant que nous retrouvions notre place dans nos vies sans filtre
et que nous laissions de côté l’envie de la vie des autres.
Je souhaite me rappeler que mon trésor est tout autour de moi, en moi. Dans les pulsations de mon cœur et dans les détours du quotidien.
Je souhaite que nous, les mamans, osions détourner le regard des images qui nous donnent l’impression d’être “moins bien que” pour poser un regard bienveillant sur nos propres vies.
Je souhaite que nous chérissions plus nos vies sans filtre que les copies fanées et tronquées qui nous attirent tellement : le mirage de celles des autres.
Chère Fabuleuse,
Je te souhaite de lever les yeux de ton smartphone pour oser te féliciter pour ce que tu as, qui tu es, qui tu es devenue et le chemin que tu as pris.
Je te souhaite la chaleur en vrai, le bruit partout, les erreurs et les réussites, les nuits blanches et les journées bien trop chargées… je te souhaite de les aimer et de te tapoter gentiment sur l’épaule pour te dire : « Pas mal du tout ma grande, pas mal du tout ! ».
Je te souhaite d’aimer ta vie sans filtre et de ne laisser personne, ni toi-même, minimiser celle que tu es ! Parce que tu es tout simplement fabuleuse… et dans ta vie sans filtre, tu l’es encore plus !