Connais-tu le fameux supplice des fêtes de fin d’année ? Coucher un enfant récalcitrant pendant que tout le monde prend l’apéro en bas. J’ai nommé ça « l’épreuve de l’apéro ». Je ne sais pas pour toi, mais le pire pour moi n’est pas de rater ma dose quotidienne de cacahuètes ni même de me sentir seule pendant que tout le monde rigole en bas. Non, le pire, c’est d’imaginer ce qu’ils disent (ou pensent) de moi.
« On ne peut plus profiter d’elle comme avant.
C’est pénible de la voir en pointillé pendant les dîners. Elle ne sait pas s’y prendre. Je n’aurais pas fait comme ça. Elle est trop gentille. Elle va s’épuiser à ce rythme-là.
De nos jours, les parents sont vraiment trop dans l’écoute de leurs enfants.
Là, leur fille, elle exagère, elle joue la comédie. Il faut lui poser des limites. Il ne faut pas prendre tous ses pleurs au premier degré. Elle n’en mourra pas si elle pleure. Les enfants doivent rester à leur place d’enfant et arrêter d’empiéter sur la vie des adultes. La soirée, c’est pour les grands. »
Bien sûr, ce discours est imaginaire. C’est juste une voix dans ma tête.
Alors quitte à me prendre pour Jeanne (celle qui entend des voix), je décide d’y aller carrément et j’en convoque d’autres, en assumant le fait que ce sont les miennes.
La voix intérieure qui veut absolument poser des limites pour ne pas être dissoute dans la maternité, ET celle qui au contraire a peur de traumatiser son enfant.
La voix de la petite fille que j’étais et qui était terrorisée à l’idée de faire des cauchemars dans la grande maison grinçante de ses grands-parents ET celle de l’adulte en moi qui sait que je n’étais pas en danger à l’époque et que ma fille ne vit pas du tout la même chose que moi.
Celle qui recherche l’harmonie dans la maisonnée ET celle qui me dit que j’ai le droit d’exister et de prendre de la place.
Celle de la mère maternante en moi, qui prend plaisir à apaiser mon enfant ET celle de la mère sage en moi, qui écoute ses limites, son ventre qui gargouille et son désir de profiter des douces soirées au coin du feu.
Celle qui a besoin de régularité ET celle qui aime la spontanéité et la flexibilité.
Celle qui se remet en cause pour s’ajuster à son enfant ET celle qui fait confiance à ses intuitions.
Celle qui regrette la vie d’avant et ses apéros sans enfants ET celle qui a de la gratitude plein le cœur pour les petits mots doux de sa fillette quand elle gambadait joyeusement dans le jardin enneigé il y a quelques heures à peine.
Comment faut-il endormir un enfant ?
Faut-il le laisser pleurer et, si oui, combien de temps ? Faut-il le bercer et le câliner ? Rester avec lui ou fermer la porte ? Chanter ? Lui parler ? Partir discrètement ou annoncer son départ ? Travailler en amont le rituel du coucher ? Ou bien carrément renoncer et repousser l’heure du coucher ?
Franchement, je n’en sais rien.
Tous les livres que j’ai lus à ce sujet (à savoir beaucoup trop) donnent des pistes, mais aucune réponse définitive. Je sais juste que pour pouvoir prendre les bonnes décisions, qui changent de jour en jour, voire de minute en minute, j’ai besoin d’écouter toutes mes voix intérieures. Surtout si elles sont contradictoires. Absolument toutes. J’ai aussi besoin d’écouter réellement les pleurs de mon enfant, sans projeter sur lui mes propres peurs. Et alors, on y arrive ensemble, on tâtonne dans la douceur des soirées d’hiver.
À l’inverse, l’épreuve de l’apéro m’aura appris que ce n’est pas la peine d’écouter les autres.
Si je suis honnête, je dois reconnaître que mon imagination me joue parfois des tours et que je projette souvent sur eux mes propres voix intérieures, dans une version plus sévère. Ma voix intérieure me souffle par exemple que j’ai envie de me poser à table. Une fois que je projette cela sur les autres, cela devient un jugement désagréable, placé par mon imagination dans une bouche qui n’a pourtant rien dit : « C’est pénible de la voir en pointillé ». Les autres ne sont donc pas une référence. Ils sont parfois des miroirs, parfois juste des c***, mais jamais des références. Désormais, à chaque fois que j’aurai peur du regard des autres, j’écouterai plutôt mon propre dialogue intérieur. Maintenant que je suis mère, je n’ai plus le choix :
je dois arrêter de conditionner ma sécurité à l’approbation extérieure.
Pour m’y aider, je pourrai même expliquer aux autres, quand je descendrai, que j’ai peur de ce qu’ils pensent de moi. Je sais que je peux confier à certains de mes proches une partie de mon discours intérieur. En échange, ils me réconforteront avec les cacahuètes qui m’attendaient sagement, en me rappelant que tous les enfants et tous les parents passent par là. L’épreuve de l’apéro fait partie de l’expérience de la parentalité. Paradoxalement, le critère de réussite n’est pas l’endormissement de l’enfant récalcitrant (même si cela mérite par ailleurs une petite danse de la joie). C’est une épreuve que l’on réussit quand on devient expert en écoute intérieure. Et toi, chère Fabuleuse ? Tu as déjà passé l’épreuve de l’apéro ? As-tu obtenu ton diplôme ?