« Et si tu me refais ça, direct je porte plainte chez les flics ! Tu vas me le payer, je te jure que tu vas me le payer ! » Ce cri d’un père à une mère m’a saisie, il y a quelques mois, alors que je sortais de chez moi. Sur le trottoir, un couple se déchirait devant une petite fille.
Peu importe le motif de la dispute, peu importe qui a tort et qui a raison ; mais ce qui m’a frappé, c’est le visage contracté de cette enfant d’à peine dix ans retenant ses larmes. Elle est partie dans la voiture de sa mère avec toujours ce même petit visage navré, contenant de toutes ses forces ce chagrin trop grand pour elle.
Cela m’a bouleversée…
…de voir à quel point nous, parents, faisons parfois subir à nos enfants des situations au-delà de leurs forces.
En les voyant, j’ai repensé à cette étape de ma vie qui me paraît maintenant si lointaine. Mon premier mariage.
Un jour, malgré la promesse faite les yeux brillants devant tous nos proches, il n’a pas été possible d’aller plus loin ensemble. Et la rage au ventre, le cœur en écharpe, il a fallu accepter la réalité : des mois, des années d’incompréhension et de rancœur avaient tout détruit. Notre histoire était parvenue à son terme, sans retour possible en arrière, sans rien à sauver, avec derrière nous des tas de cendres.
Et il a fallu expliquer à la toute petite fille aux joues rondes et aux grands yeux, que papa et maman ne pouvaient plus vivre ensemble, qu’ils se faisaient du mal, qu’ils souffraient à deux, et qu’ils auraient désormais chacun leur maison.
Mais qu’ils seraient, toujours, papa et maman, toujours là pour elle, toujours ensemble quand il le faudrait.
Ce jour-là, c’était il y a dix ans. Dix années d’effort pour rester, ou redevenir, des parents ensemble malgré tout. Dix années qui ont abouti, après beaucoup de tempêtes, à une relation paisible et cordiale, et à une grande fille heureuse.
Je me revois il y a dix ans. J’étais ravagée, persuadée que ma vie était fichue, et j’avais perdu beaucoup de poids. Je me sentais incapable de reconstruire quoi que ce soit et je me préparais à vivre pour le reste de ma vie, une relation avec mon ex-conjoint faite d’hostilité et d’agressivité.
J’avais mal au ventre à chaque rencontre, j’avançais en terrain miné et j’en étais maladroite. Pendant des années, nous avons vécu dans le conflit, la surinterprétation, les paroles dites trop vite ou retenues à grand peine.
Notre relation de parents est passée par de grandes blessures, des accusations injustes, des rancœurs tenaces, des explosions de colère et de brusques retours en arrière après des périodes d’accalmie. Les années vécues ensemble, le lien indissoluble que constitue un enfant, et le souvenir de ce qui avait été une belle histoire d’amour, tout cela ne se tranche pas d’un seul coup.
Se séparer d’un ex-conjoint, c’est comme cisailler lentement une corde : les brins cèdent peu à peu, les uns après les autres, et chaque étape fait mal.
Le temps fut notre meilleur allié pour parvenir à la juste et sereine distance.
En dépit des relations chaotiques durant toutes ces années, il y a toujours eu, de chaque côté, la priorité sous-jacente de l’amour pour cette enfant, notre enfant.
- Si je dis ce qui me brûle la langue, si je réagis à cette parole blessante ou injuste, est-ce que cela va créer de la tension pour elle ?
- Va-t-elle se sentir angoissée, pleurera-t-elle en allant à l’école demain ?
- Est-ce-que sa joie et son insouciance vont être brusquement anéanties par l’hostilité qu’elle percevra dans mon attitude ou celle de son père ?
Et par amour pour elle, j’ai souvent mis ma susceptibilité dans ma poche, j’ai ravalé ma colère et je me suis tue, car répondre et aller dans l’escalade n’aurait rien amené de positif, ni pour elle, ni pour moi.
Il a fallu trouver un équilibre, fragile et incertain, entre ce que je n’acceptais pas par respect pour moi-même, et ce que je devais accepter, pour limiter les dégâts. Parfois, il a été nécessaire de limiter les échanges pendant de longues semaines. L’un récupérait le soir la petite déposée à l’école le matin par l’autre, nous ne nous croisions pas et cela nous faisait moins souffrir. Le silence et la distance valaient mieux que des altercations stériles génératrices de blessures. Et ainsi petit à petit, les conflits se sont faits plus rares, moins longs et moins douloureux. Il y a eu des étapes.
Petit à petit, nous avons pu nous reparler.
Puis, plus tard, nous raconter brièvement ce que faisait notre fille quand elle était chez « l’autre ». Des années après, nous avons pu nous revoir avec des membres de nos familles, par amour pour notre enfant, toujours. Petit à petit, notre fille n’a plus eu peur de nous voir ensemble, et elle a appris à rester détendue en présence de ses deux parents. Elle sait qu’elle n’a plus besoin de cloisonner sa vie en deux compartiments étanches.
Elle est une, et sa vie, même si elle la passe en deux endroits différents, est une également.
La plus belle récompense est venue quand elle nous a dit à tous les deux, il y a quelque temps :
« Quand même, vous êtes de bons parents ».
Ces quelques mots ont largement payé les efforts que nous avions consentis pour elle, et effacé l’ardoise des petits règlements de comptes qui subsistaient entre son père et moi.