Chère Fabuleuse, tu n’es pas la seule à avoir l’impression de devoir enfiler entre le 23 décembre et le 1er janvier ce costume d’enfant que tu as quitté il y a bien longtemps.
Aux yeux de tes vieilles copines, tu es toujours un peu celle qui portait des bagues à tous les doigts et ton hypersensibilité en écharpe. Aux yeux de tes parents, tu es toujours un peu la timorée, qui mettait dix ans à prendre une décision ferme. Aux yeux de tes frangins, tu es toujours un peu la commandeuse, cette irascible DJ qui imposait K-Maro dans la voiture et changeait d’humeur à chaque virage.
Te voir ramenée à ces périodes révolues de ta vie, toi qui as continué à bâtir la tienne, qui as travaillé sur tes blessures, qui as donné la vie, c’est un poil… déstabilisant ? Blessant ? Décourageant ? (rayer la mention inutile.) Tu n’es pas seule. Au fil du temps, nous avons toutes développé quelques techniques qui font office de bouclier.
Je t’en propose quelques-unes, qui sont parfois de simples rappels de bon sens.
Ce jeu de « retour en arrière » se joue à plusieurs.
Tes parents, tes sœurs, tes amis font eux aussi ce bond dans le passé et retrouvent leur « ancien moi » lors de ces retrouvailles annuelles. Il faut voir cela comme un jeu de rôle, dans lequel chaque victime est finalement consentante. Pour quelles raisons acceptes-tu qu’on te balance : « toujours la dernière à table, hein, ça n’a pas changé : en retard en toutes circonstances ? » Et de ton côté, n’as-tu pas tendance à répondre par un tacle bien senti : « la langue de p… est de sortie, à ce que je vois, ça non plus ça ne change pas. » Le jeu des phrases poison, c’est comme le tennis : tant qu’on renvoie la balle, ça peut durer longtemps.
La parade : quelle joueuse es-tu ? Nous sommes rarement complètement victimes. Poser la raquette, sourire et dire « merci de m’avoir attendue » sans te répandre en excuses, voilà qui peut éviter l’escalade. Ça demande aussi de résister à la tentation de vouloir marquer le point, ce qui n’est pas si simple. Tant que tu renvoies la balle, tu masques ta vulnérabilité. Première règle du jeu, si justement tu n’as pas envie de jouer : retiens ton geste. Et si tu veux faire reconnaître une blessure réelle, fais-le, à froid, sans avoir peur de dire « là, tu m’as blessée, ce n’est pas cette relation que j’ai envie d’avoir avec toi. » Je me souviens d’un lendemain de mariage : nous logions à l’hôtel en famille et j’ai poursuivi mon frère qui allait payer son café au comptoir pour lui dire « ce que tu m’as dit hier m’a vraiment blessée. Ton avis compte pour moi et ça m’a fait de la peine ». Larmichette à l’œil, on s’est fait un gros câlin devant le réceptionniste très gêné.
Parfois, ce n’est même pas aussi méchant, mais ça laisse cette impression désagréable que dans les yeux de l’autre, ces vingt ou trente dernières années comptent pour du beurre.
La parade ?
- D’abord se rappeler que l’intention de l’autre n’est pas nécessairement de blesser. Il peut s’agir d’un automatisme qui t’infantilise sans le vouloir. Je partage avec toi cette phrase que m’a répondue un jour ma cousine que j’adore, avec un sourire et une pointe d’agacement « En fait, pour toi, j’ai toujours treize ans ? ». Je n’avais pas eu l’intention de la blesser, mais c’était vrai, je m’appuyais encore sur ces mécanismes de notre enfance pour organiser nos relations, et tout ceci était bien obsolète. Prendre l’autre comme il est aujourd’hui, alors qu’on le connaît depuis tellement longtemps, nécessite un effort d’ajustement.
- Reformuler est un outil génial, surtout lorsqu’il est manié avec un peu d’humour. Prenons l’exemple des grands débats enflammés en famille et là, pouf, tu te prends un « Qu’est-ce que tu es binaire, soit c’est tout noir, soit c’est tout blanc ! » Inspiration, non, tu poses ta raquette même si c’est trrrrrès tentant de renvoyer un « Ouaiche madame la relativiste, rappelle-moi depuis combien d’années tu votes blanc ? », et tu reformules avec le smile : « Si je comprends bien, tu trouves que je suis une personne de conviction. Merci, ça me touche ! » Outil à manier avec précaution, car le sarcasme n’est pas très loin 🙂
Et quand la volonté de blesser est bien là, et que le match ne se déroule plus sur un terrain de tennis, mais sur une piste de bowling ou devant un jeu de fléchettes ?
Je parle de ces phrases poison qui sont envoyées comme des javelots, de façon unilatérale. Cette situation fait effectivement de toi une cible. Ou une quille, pour filer la métaphore du bowling. Je vais passer sur la dynamique bourreau-victime dont tu as certainement entendu parler (tout bourreau a besoin d’une victime, toute victime recherche un bourreau pour prouver qu’elle est bien une victime). On va dire ici que cette blessure-là n’est pas du tout recherchée, même inconsciemment.
Quelle parade ? Des dizaines !
- Pour commencer, cette méchanceté gratuite appartient à l’envoyeur. En réalité, elle te concerne à peine : cette tante, ce beau-frère, ce compagnon de ta BFF ne parle que de ce qu’il ne supporte pas chez lui. Il est radin ? Il va se faire une joie de t’accuser de lésiner sur les quantités, toi qui as tellement peur que tes invités manquent. Elle se fait suer dans son boulot ? Elle va te demander si tu n’en as pas marre de végéter à un poste sous-dimensionné vu tes (guillemets avec les doigts) « super diplômes ». La plupart du temps, les gens (dont nous faisons partie, je te le rappelle) ne parlent que d’eux.
- Avant d’avoir mal, pose-toi la question si bien exprimée par Hélène Bonhomme dans cet article : oncle Gérard, es-tu dans l’arène avec moi ? Si non, ton avis ne m’intéresse pas. Oncle Gérard peut bien se moquer de ta difficulté à trouver un éditeur, à faire exposer tes peintures, à percer dans la chanson. Est-ce qu’oncle Gérard est allé au bout de son manuscrit ? Ose-t-il présenter au public ce qu’il bricole dans son garage ? OK, il ne prend pas les risques que toi, tu prends. Son avis vaut queutchi (et en plus il ne parle que de lui, remember).
- Aïe, le javelot est arrivé pile là où tu avais déjà mal. Souviens-toi que nous sommes des êtres complexes et que de nombreux facteurs plus ou moins externes influent sur la manière dont nous accueillons les choses. Peut-être que tous les voyants étaient déjà au rouge (hormones en folie, stress au boulot, nuit blanche, carence en magnésium, en fer…) ? Dans ce cas, tu peux te dire avec beaucoup d’autocompassion : Mmmmh, cette réaction épidermique ne serait-elle pas du domaine de la surréaction ? Que m’a dit Marie-Faustine exactement ? Ah oui, que ma voiture l’empêchait de sortir du parking. Allons voir comment je me suis garée, avant de l’accuser de violence psychologique.
Dernier antidote, spécialement conçu pour toutes celles qui pratiquent la tétanie suivie de l’esprit d’escalier (« Mais j’aurais dû lui dire çaaaaaaaa ! »).
Sache que la rubrique « brouillons » de ma boite mail regorge de diatribes enflammées dont l’accroche est souvent « Espèce de raclure de bidet », « Toi qui me fait ch… depuis 22 ans », ou « Embryon monozygote de Cornebidouille » selon l’humeur. Suit une logorrhée agressive, virulente, diffamatoire, bourrée d’exagérations et d’extrapolations, de règlements de comptes qui datent de janvier 1986, le tout saupoudré de points d’exclamation et de fautes d’accords. Ça fait un bien fou. Attention cependant à ne renseigner personne dans l’espace « destinataire », un doigt qui ripe est si vite arrivé. Oupsiiiiiie.