Quand j’étais jeune, je m’imaginais avec une kyrielle d’enfants assez proches en âge. Sans doute parce que j’avais regardé et adoré la Mélodie du Bonheur, et que j’associais la famille nombreuse à la sexytude du capitaine von Trapp. Certes, je me rends compte aujourd’hui que le capitaine von Trapp était un psychorigide dont la conception de l’autorité et de la paternité ne serait guère compatible avec la mienne, mais qu’importe :
je me voyais, donc, avec une kyrielle de bambins espacés de deux ans.
Et puis, la vie, le principe de réalité, le prince charmant qui fait pschitt, le mariage qui fait glou-glou-glou-plop (ça y est, il a coulé), ont fait que la kyrielle de bambins est restée là où elle était : dans mes rêves. Je me suis retrouvée avec une fille, certes adorable, mais au nombre de UNE. Je m’étais d’ailleurs faite — laborieusement — à l’idée que Poupette resterait l’unique. Mais si la vie peut être une sacrée chienne, elle peut aussi être généreuse, puisque le vrai conte de fées, pour moi, a démarré un peu plus tard, quand j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari. Non seulement j’ai hérité d’un garçon tout fait de l’âge de ma fille, mais en plus, duo de cerises sur le gâteau, j’ai eu deux petits garçons, proches en âge, quelques années plus tard. Si nous ne pouvons pas improviser des chœurs à l’heure du coucher* — globalement, ils chantent tous faux, sauf le petit dernier qui chante juste, mais très fort —, nous arrivons quand même à l’honorable bilan de quatre enfants, en deux paquets : 2005-2006 pour Poupette et Loulou, 2014-2015 pour Chaton et Lapin.
Cette réalité familiale est donc fort loin de mes idéaux de jeunesse d’enfants rapprochés. Moi qui m’imaginais libérée des contraintes de la petite enfance à maxi 35 ans, j’en suis sortie (et encore) à 45. Mais est-ce vraiment moins bien ?
J’ai longuement tourné mon article dans ma tête ces dernières semaines pour savoir ce que je souhaitais mettre en avant dans cette expérience de maman de deux fois deux enfants avec presque dix ans d’écart.
Ce qui me vient en tête en premier lieu, ce sont des points positifs :
- La joie de redécouvrir l’émerveillement de la maternité, car vraiment, on oublie très vite (ou alors c’est moi qui ai un cerveau de poule). Ces pieds minuscules au talon pointu, cet abandon dans le sommeil après la tétée, les sourires pendant la sieste, ces petites boules chaudes nichées dans notre cou.
- L’apaisement d’être moins perméable aux discours péremptoires des pseudo-spécialistes en parentalité : « vieille » maman, j’ai été beaucoup moins influençable que « jeune » maman. D’un côté, j’avais perdu en rigidité mentale, de l’autre j’étais devenue moins sensible aux injonctions du moment. Pour mes deux derniers, j’ai fait tout simplement comme je le voulais, comme je le sentais, en laissant causer tous ceux qui savaient mieux que moi, sans chercher l’approbation des autres, quels qu’ils soient. J’ai expérimenté, en quelque sorte, l’alliance du grand sourire et du bras d’honneur. J’explique aussi ce bénéfice par le fait d’avoir renoncé sans culpabilité à mes principes — car les principes, comme chacun sait, doivent être suffisamment solides pour qu’on puisse s’asseoir dessus. Il est nourri ? Il est aimé ? Il est soigné ? Le reste, on s’en fiche, en gros.
- Le bonheur de me ressourcer en douceur et en câlins auprès des petits, quand les grands entraient dans l’adolescence et se comportaient davantage comme de jeunes ours grognons en semi-hibernation que comme des humains (tu verras, ce jour arrive forcément). Caresser des cheveux tout doux, renifler des petits cous, m’a consolée à la période où la relation avec les grands était moins gratifiante et qu’il fallait prendre mon mal en patience.
- Le bonheur de me ressourcer auprès des grands, quand je saturais des « C’est pas moi c’est luiiiiiiii », « Pourquoi t’as cassé mes legoooos », et autres « maman il m’embêêête ». Quelle joie de pouvoir discuter avec de grands enfants, de les écouter dérouler un discours construit et intéressant, de causer de sujets un peu plus élaborés que les tables de multiplication ou les derniers échanges de cartes Pokémon et de voir leur personnalité s’affiner et s’affirmer.
- Le bonheur un peu égoïste, quand les grands commencent à prendre leur indépendance et que leur vie se construit ailleurs, dans d’autres relations, d’avoir encore ses petits à soi, de les contempler le soir à table et de se dire « Je les ai encore auprès de moi pour plusieurs années. » Ce bonheur d’être, encore pour quelque temps, le centre de leur monde et les premiers dans leur cœur.
- Le bonheur de rester un peu plus tard maman de jeunes enfants, et donc être moi-même encore un peu jeune, non ?
- Le bonheur d’étirer ces moments bénis de l’enfance, ces rires insouciants, ces bras jetés autour de mon cou avec fougue, ces gâteaux faits ensemble, ces livres lus le soir sous la lumière douce de la lampe de chevet, durant deux décennies.
- Le bonheur de prolonger l’époque où je peux dire : « désolée, il est 17h30, je pars chercher les enfants à la garderie » et les entendre raconter leur journée avec animation au lieu de me farcir une réunion tardive (et souvent superflue).
- Le bonheur de voir les liens entre grands et petits évoluer : du pouponnage attendri, aux jeux partagés, de l’éloignement (« fiche-moi la paix, sale gosse ») à la tendresse pleine de maturité des aînés.
Tu penses sans doute que j’enjolive la réalité et mets les difficultés inhérentes à cette configuration familiale sous le tapis, et tu n’as pas complètement tort.
Ces jours-ci, je me livrais à une de mes occupations favorites et inavouables : relire les vieux mails que j’ai envoyés ou reçus (ma deuxième occupation inavouable étant de chercher ce que sont devenus des amis, ex ou collègues perdus de vue sur Google, Facebook et LinkedIn).
Et justement, je suis tombée sur les messages où je parlais à ma famille des premières semaines de vie de Lapin, mon petit dernier.
Et voici l’instant confession :
ce fut l’occasion de me rendre compte, au passage, de la profondeur de l’amnésie parentale. J’ai appris, figure-toi, que Chaton nous avait tapé des crises de l’espace vers l’âge de deux ans. Alors que si tu me demandes, comme ça, spontanément, je te répondrai : « ah non, ça a été vraiment un petit garçon facile, non, je n’ai pas souvenir qu’il ait été pénible ».
J’ai appris aussi que revenir aux nuits hachées et au rythme d’un nouveau-né avait été rude.
J’ai râlé aussi, au sujet de la course entre la crèche et le collège, du combo exposé-biberon, terrible two — crise d’ado. Mais j’ai totalement OU-BLI-É. Sans doute parce que je me suis beaucoup moins mis la pression pour « gérer » ces difficultés. J’ai attendu que ça passe, voilà tout, sans en faire un enjeu personnel. Mais comme j’ai oublié tout cela, en fait je m’en fiche totalement. Et je bénis cette amnésie parentale qui nous protège. Ceux dont les souvenirs sont marqués au fer rouge de souvenirs pénibles sont probablement plus susceptibles de ne pas agrandir leur famille.
Finalement, si j’avais eu quatre enfants d’âge rapprochés, je suis certaine que j’aurais pu écrire un texte en y trouvant tout autant de points positifs. Sans doute que tu te questionnes, si tu n’oses pas avoir un autre enfant parce que ton aîné a déjà cinq, sept, dix ans. Ce que je peux te dire, c’est que cette maternité-là, qui n’était pas celle prévue au départ, m’a apporté et m’apporte tant de bonheur ! Il n’y a pas de courage particulier à se remettre dans les couches à dix ans d’intervalle, ni plus ni moins qu’à enchaîner les naissances. Ce n’est pas plus dur, pas plus facile, c’est juste différent. Ce que l’on perd, sans doute, en résistance physique, on le gagne en sérénité !
* pffff, t’as pas la réf ? Regarde la Mélodie du Bonheur !
