« Mais tu as le droit d’être compliquée, Rebecca ».
Au beau milieu de ma litanie de plaintes, de remarques, de nœuds intérieurs, de pensées non rangées, parfois même non réfléchies, que j’exprime tout en m’excusant d’être si compliquée, limite chiante pour les gens qui m’entourent, mon thérapeute m’interrompt avec cette phrase qui me coupe en plein élan.
« Mais tu as le droit d’être compliquée, Rebecca ».
Je termine ma phrase jusqu’à ce que mon cerveau comprenne ce qu’on vient de me dire.
Ces quelques mots ont été l’un des moments-clés de mon année. Il y a un « avant » et un « après ». Comme un engrenage qu’on a mis en route, comme un domino qui a été renversé, faisant tomber son voisin, puis encore un et ainsi de suite.
Alors que je prenais ma tendance à être compliquée pour un immense défaut ; que je pensais qu’être remplie de paradoxes, vouloir tout et son contraire, était un fonctionnement à rejeter ; que je voulais travailler le plus possible afin de laisser émerger une version « simple et non contradictoire » de moi-même…
…mon thérapeute me donnait la permission d’être compliquée.
Changement de cap, redistribution des cartes. Dans ma tête, cette autorisation fait son chemin. Je trébuche dessus, j’ai besoin de m’y arrêter.
« J’ai le droit d’être compliquée ? Mais non ! Non, non. Je sais que je suis compliquée, mais je ne veux pas l’être, je n’aime pas l’être, ça me dérange. Je voudrais être simple, ferme dans mes décisions, suivant mon fil rouge dans la vie sans constamment tout remettre en question. Je fais depuis si longtemps tant d’efforts pour m’adapter à l’image idéale que j’ai de moi. Je veux suivre en moi la voix de la sagesse : être efficace et facile à vivre. »
Je le regarde, mes pensées s’entrechoquent. Carambolage dans ma tête… Je ne dis rien à mon thérapeute. Mais il sait qu’il a fait mouche, il le voit dans mon regard, l’entend dans mon silence. La phrase, comme une bille, fait son chemin dans mes entraves émotionnelles et intellectuelles. J’aurai besoin de temps pour digérer cette affirmation, la soupeser, en débattre avec moi-même et observer si ces mots-là font des ricochets dans mon quotidien.
Depuis, je me la dis régulièrement, je la laisse influencer ma vie.
Alors, aujourd’hui, je voudrais te lancer cette phrase au vol :
« tu as le droit d’être compliquée, chère Fabuleuse ».
Oui, tu as le droit de contenir en toi toute la complexité que le monde porte en lui.
Je pense que c’est ce qui m’a le plus touché lorsque je l’ai compris. Le monde qui m’entoure est si complexe, plein de facettes contradictoires, plein du tout et de son contraire ! Il n’y a pas que dans ma tête, que c’est le bazar. Autour de nous, rien n’est simple, linéaire, ni évident, au contraire, le monde est plein de complexité, de richesses… De richesses ? Intéressant !
Ainsi, la complexité du monde est une richesse tandis que chez moi, cette richesse est qualifiée d’inadéquate, de gênante, de chiante, même.
La nature contient la nuit et le jour, le froid, le chaud, la santé, la maladie, la vie et la mort, l’amour et la haine. Tout cela est bien présent, partout autour de nous. Alors pourquoi est-ce si difficile d’accepter que tous ces paradoxes vivent et s’expriment aussi en nous ?
- L’amour pour nos enfants et le fait qu’ils nous agacent.
- Vouloir qu’ils grandissent, mais regretter qu’ils grandissent.
- Être sous le charme des qualités de notre partenaire et trouver que ces qualités sont aussi ses plus gros défauts.
- Vouloir du temps seule mais avoir tant besoin de la compagnie des autres.
- Vouloir être proche des gens, mais garder mes distances.
- Aimer écrire, parler, faire des conférences, mais fuir les applaudissements.
- Avoir tant besoin de compliments, mais ne pas savoir les accepter.
- Attendre le respect des autres, mais ne pas savoir exprimer ses limites.
- Vouloir être traitée comme une adulte par mes parents et pourtant avoir encore tant besoin qu’ils prennent soin de moi.
Trouves-tu tes propres paradoxes ? Ta complexité ? Découvres-tu tout un monde au cœur de qui tu es ?
« Tu as le droit d’être compliquée, chère Fabuleuse, de contenir en toi toute la complexité du monde ».
Le premier pas, te dirait mon thérapeute, est de laisser s’exprimer tous ces paradoxes, tous ces besoins contradictoires, toutes ces valeurs, envies et attentes qui n’ont pas l’air de pouvoir cohabiter. Les écouter sans juger, observer sans interrompre, avancer doucement dans nos vallons intérieurs, découvrir le paysage. Laisser tout cela être là, présent, cohabitant en nous.
« Oui, tu peux vouloir tout et son contraire, oui, une partie de toi peut vraiment espérer quelque chose par-dessus tout et une autre partie de toi peut trouver cela enfantin, ridicule, impossible, etc. ».
C’est comme une grande table ronde intérieure. Des dizaines de profils différents y sont représentés, à la manière d’un conseil d’administration dont chaque acteur a un point de vue particulier à défendre.
La complexité du monde entier, assise dans notre être. Génial, n’est-ce pas ?
Mais pas toujours pratique, je trouve. Les voix s’élèvent dans un brouhaha de folie. Le syndicat des travailleurs ne veut certainement pas les mêmes changements que ceux que le comptable propose, le département créatif n’en peut plus de se faire freiner par les ingénieurs, les secrétaires s’en mêlent aussi et le fils du patron, assis dans un coin, pleure parce qu’il veut aller jouer dehors.
Toute cette complexité est normale, alors pourquoi vouloir l’effacer en nous ? Pourquoi est-ce que je voudrais qu’une seule partie dirige le reste, enfermant dans le placard les acteurs qui la dérangent ? Pourquoi nous coupons-nous, parfois pendant des décennies, de certains aspects de qui nous sommes ? Pouvons-nous devenir un peu plus tolérants avec toutes ces facettes qui nous habitent ? Plus nous voudrons les faire taire, plus ils devront crier fort pour qu’on les entende, pour qu’on leur réponde, qu’on les accepte à la table ronde.
Il y a de la place pour tout le monde, on peut se respecter, dialoguer, faire des compromis.
J’aimerais tant que, dans ma salle de conférence, chaque acteur de mon conseil d’administration intérieur ait une place, soit entendu et respecté dans son avis, ses besoins et ses envies. J’aimerais que ma devise devienne : « permission d’être compliquée, permission d’être soi, permission de ne pas toujours savoir qui je suis et ce que je veux. » Partant de là, j’aimerais apprendre à faire des compromis. À dire au plus rapide : « ralentis, tu ne vois donc pas que ton petit collègue n’arrive pas à gérer la vitesse des changements ? », à dire au plus sensible : « okay, je sais, c’est dur à vivre, mais là, on va devoir oser, on est tous là pour te protéger, mais faut qu’on avance », à dire au plus créatif : « tu peux tout donner ! Quel talent tu as, on est présidents de ton fan-club ! », à dire au plus responsable : « merci de nous maintenir à flot, de nous aider à garder le cap, merci pour toute cette énergie », à dire au plus fragile : « on est là pour toi, on t’aime, tu peux craquer », à dire au plus insouciant : « on adore ton petit grain de folie, il rend nos journées plus belles »…
« Rebecca, tu as le droit d’être compliquée ».
Une phrase qui sonne comme un constat « Tu es compliquée, Rebecca, tu l’es, tu le sais. C’est normal, c’est comme ça que le monde est fait : une merveilleuse complexité, une richesse infinie, une beauté quotidienne. Et tout cela est planté en toi. Alors, pourquoi ne pas simplement l’accepter et l’aimer, cette complexité ? »
Chère Fabuleuse, à moi de te transmettre ces mots : « tu es fabuleuse, dans toute ta complexité ».
Tu portes en toi la richesse, la beauté, tout le monde entier, au creux de ton être.
Merci d’être toi. Toutes les parties de toi ont de la valeur, et nous avons hâte d’apprendre à les connaître.
Tu verras, apprendre à aimer tous les membres de ton conseil d’administration, apprendre à leur laisser la parole sans les juger, apprendre à les laisser faire des compromis entre eux, ce sera l’œuvre d’une vie entière.
Et nous serons là pour te répéter : « Permission d’être fabuleuse, permission d’être compliquée, permission d’être fabuleusement compliquée. »