Je suis assise dans ce parc, au soleil, tenant d’une main le manteau de ma fille qui s’évertue à vouloir grimper debout sur le banc, et caressant de l’autre mon ventre. Ce ventre, dont la courbure de la vie grandissante tire de nouveau sous mon T-shirt.
Il y a cette dame, en face de nous, le genre de mamie gâteau qui dévore ma progéniture des yeux, pensant sûrement elle aussi à ses enfants, ou à ses petits-enfants.
Et comme toutes ces grand-mères que vous croisez au parc, elle me lance sans pudeur :
« Alors ce deuxième, c’est pour quand ? ».
Blanc.
Il me faut une micro-seconde dans ma tête pour comprendre que je suis incapable de mentir, que j’ai ce besoin, viscéral, maternel, explosif, de ne pas omettre la vérité.
« C’est mon troisième, en fait. »
Elle sourit. Si elle savait. « Sacré famille ! Et quel âge ont vos deux premiers ? »
Je maudis intérieurement cette femme qui pose des questions sans savoir, qui se mêle de ma vie sans impunité. Et puis finalement, je la vénère, cette femme qui me pousse à parler de Lui. Et je réponds, d’une voix étonnamment claire et posée.
« Ma première a deux ans. Mon petit garçon est décédé à la naissance. »
Je crois que si j’avais sorti une arme de ma poche, cela lui aurait fait le même effet. Terrassée, la curiosité de mamie ! Elle bredouille un « désolée » peu convaincant, et tourne les talons comme si j’avais la peste.
Mais moi je suis fière, tellement fière d’avoir osé.
De ne pas avoir omis ce petit garçon, mon deuxième né, mon deuxième amour, celui qui n’aura jamais ouvert les yeux sur ce monde, mais qui y aura grandi, s’agitant dans mon ventre et dans mes pensées.
Et je n’ai pas honte, certainement pas, d’avoir gêné cette dame en osant prononcer le tabou ultime. Oui, mon bébé est mort, quelques minutes après être né. Cela le rend-il moins réel, moins important ?
Devrais-je l’effacer de ma vie comme le monde entier l’a effacé ?
Non, parce qu’après tout, même si je ne tiens encore la main que d’un seul enfant, je suis trois fois maman. Trois explosions d’amour, qui ont toutes débutées au moment d’un test de grossesse positif. Trois vies qui ont fait leurs premiers, et peut être seuls pas, dans mon ventre.
J’ai un bébé dans mes bras, un bébé dans mon cœur, et un bébé dans mon ventre, et je les aime tous les trois de la même manière, inconditionnellement et éternellement.
Et je pense, une pointe au cœur, à cette femme de mon entourage qui a fait une fausse couche la semaine passée, et à qui on a dit :
« C’est pas grave madame, ce n’était qu’un tas de cellules ».
- Je pense à ce couple d’amis, qui n’arrive pas à avoir d’enfants, et qui s’entend dire éternellement : « Alors ce premier, c’est pour quand ? ».
- Je pense à cette mère, qui a perdu son premier bébé l’année dernière, et à sa propre mère, qui balance impunément : « Et ben alors, c’est quand que vous nous faites grand-parents ? ».
- Je pense à tous ces gens, que je côtoie dans le milieu qui est maintenant le mien, celui du deuil périnatal et de la difficulté d’être parents, et je pense à toutes ces phrases qui font mal. Ces phrases qui ignorent leur statut de parents, celui qui n’apparaît pas à la naissance d’un enfant en bonne santé, mais bel et bien au moment où ces personnes se mettent à rêver d’un bébé au sein de leur famille. Que ce dernier vienne, ou pas ; qu’il vienne à terme, ou pas ; qu’il vienne en bonne santé, ou pas.
L’amour, lui, n’est pas dépendant de ces choses-là.
Et je pense à tous ces regards dérobés, ceux qui nous ignorent, ceux qui nous regardent comme si on était contagieux, ceux qui nous renvoient de la pitié. Et puis ce regard-là, celui de cette dame, ce regard gêné qui dit : « Vous n’auriez pas dû en parler, je ne veux pas en entendre parler ». Et c’est à ce moment-là que je me rends compte qu’on a encore un long chemin à faire.
Perdre un enfant, peu importe le moment, ne devrait pas être un tabou, ne devrait pas être passé sous silence. Ce n’est pas à nous, parents endeuillés, de cacher nos enfants du ciel et d’avoir honte d’en parler.
Alors je suis fière, de cette amie qui a osé dire haut et fort « Je suis déjà maman ! », alors qu’elle venait de perdre sa première petite fille. Je suis fière de cette autre, qui inclut un petit bateau dans ses photos de famille pour rappeler à tout le monde son petit garçon envolé. Et je suis fière de moi, d’avoir la force et le courage de dire à quiconque me parlera de ma maternité :
« Quoi qu’il se passe, je suis et resterai trois fois maman » !
Et franchement, une fabuleuse maman.
Ce texte nous a été transmis par une fabuleuse maman, Manon