La bonne mère, dans notre société, c’est celle qui se fait passer en dernier pour le bien de ses enfants.
Elle pense à tout le monde, elle prend soin des autres, quitte à s’oublier. Elle doit renoncer à sa carrière brillante — sinon, c’est une Rabenmutter, une « mère corbeau », comme disent les Allemands ! — elle doit faire une croix sur ses occupations propres, son confort, son sommeil. Celle qui se plaindrait de se sentir écrasée serait égoïste ou n’aurait pas compris ce qu’est être mère… « Chaque culture est dominée par un modèle de maternité idéale », note Élisabeth Badinter. « Aujourd’hui le modèle est plus exigeant que jamais » (Le Conflit, la femme et la mère).
Qu’attend-on d’une mère, au juste ?
Tout, répond le philosophe Michel Onfray (qui s’est bien gardé d’avoir des enfants !). Car nos enfants n’ont pas demandé à naître : c’est nous qui avons choisi de les projeter dans l’existence. Donc il faut assumer ! Les enfants, écrit-il, « peuvent légitimement exiger de leurs géniteurs une assistance matérielle, certes, mais aussi psychologique, éthique, intellectuelle, culturelle et spirituelle pendant au moins les deux premières décennies de leur existence […] le désir de mettre au monde doit impérativement se soutenir par une capacité et une volonté délibérées de rendre leur existence la plus digne possible » (Théorie du corps amoureux).
La liste est si longue que j’en ai le tournis et qu’une vague d’angoisse s’empare de moi. Comment pourrais-je offrir tout ça à mes enfants ?
Pour être une bonne mère, faut-il que je sacrifie tout ?
Oui, la maternité exige des sacrifices.
En devenant parents, nous ne sommes plus seulement responsables de nous-mêmes, mais nous avons la charge d’un ou plusieurs êtres qui dépendent totalement de nous. La vulnérabilité totale de chaque enfant exige en réponse un sacrifice. L’enfant ne pouvant se débrouiller tout seul, pour (sur) vivre, il est nécessaire que d’autres s’occupent de lui. Il faut bien que quelqu’un se lève pour nourrir le nourrisson qui pleure de faim, il faut bien faire les courses pour remplir les ventres affamés, faire tourner les machines pour ne pas les laisser se promener tout nus…
En devenant mère, nous devrions en quelque sorte immoler notre moi pour faire passer l’enfant en premier.
Pour le philosophe Emmanuel Levinas, la mère est le modèle même de la morale. Elle est celle qui, sans cesse, sacrifie son moi propre pour prendre soin d’un autre. Elle répond toujours en priorité au besoin d’autrui en faisant passer les siens en dernier.
La louange du sacrifice maternel que pratique Lévinas peut nous aider à tenir le coup. Quand on a la tête sous l’eau, il est bon de se rappeler que nous sommes extraordinaires, et qu’en prenant soin de nos enfants, nous sommes de bonnes mères. Tu as beau être épuisée et avoir besoin de dormir, tu te lèves pour nourrir ton nourrisson. Tu le fais peut-être davantage pour faire taire ses cris que par souci de répondre à ses besoins, mais n’empêche : tu te lèves quand même. C’est un acte magnifique en soi. En ceci, la maternité a quelque chose de grand :
elle nous pousse à ne pas vivre seulement pour soi, mais aussi pour l’autre.
Cependant, cet idéal maternel a de quoi écraser et véhicule l’idée que tu dois tout à tes enfants : ton sommeil, ta santé, ton intimité, tes besoins d’épanouissement personnel… L’idéal de la mère sacrificielle légitime l’oubli total de soi. La bonne mère serait nécessairement dans le maternage proximal, ferait du cododo, du portage, ne laisserait jamais son enfant pleurer, assumerait toutes les conduites nécessaires à l’épanouissement de chacun de ses enfants…
En faisant de la maternité sacrificielle un idéal digne d’éloges, on risque de tomber dans un autre écueil.
Comme le prophétise La Fontaine, « tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin, elle se brise ». À se sacrifier sans condition, sans souci de notre santé mentale ou de nos besoins physiques, on risque tout simplement de s’écraser en plein vol.
Une cruche brisée, ça ne sert à rien du tout.
On n’a plus qu’à la jeter à la poubelle et à en prendre une autre. Sauf que toi, si tu lâches, il n’y a personne d’autre, il n’y a pas de « maman B » pour continuer ta tâche à ta place. C’est tout bête, mais on ne peut prendre soin des autres si l’on prend d’abord soin de soi.
La maternité, c’est comme un voyage en barque : ça ne sert à rien (et c’est même totalement inconscient !) d’inviter plein de gens à bord si ta barque est percée. Autrement dit, tu ne peux pas envisager la charge d’êtres vulnérables si tu ne penses pas d’abord à l’était dans lequel toi, tu es. Il te faut d’abord boucher les trous de ta barque intérieure. Ensuite seulement, tu pourras songer à prendre soin des autres et les embarquer à ton bord.
Le deuxième problème de l’éloge de la maternité sacrificielle, c’est qu’on rend tout simplement la maternité impossible.
Si l’on veut sauver la mère, souligne Élisabeth Badinter, il faut renoncer à cet idéal écrasant de la mère sacrificielle. Si l’on veut rendre possible la maternité sans y laisser sa peau, son estime de soi et sa santé psychique, sans devenir une nana frustrée-d’avoir-tout-sacrifié-pour-des-êtres-ingrats, il faut cesser d’encourager l’oubli total de soi. La maternité ne doit pas être incompatible avec la recherche d’un hédonisme individuel. C’est le sens du titre de l’ouvrage de Badinter : La Femme et la mère. Pour que la maternité soit possible, il faut cesser de sacrifier totalement l’une au profit de l’autre. La bonne mère n’est pas celle qui immole sans cesse son moi pour les autres. « Là où l’on reconnaît la légitimité des multiples rôles féminins, où la maternité est la moins lourde, on donne envie aux femmes d’être mères, quitte à tourner le dos au modèle idéal ».
Et toi, chère Fabuleuse, ton modèle de la mère idéale est-il réaliste ?
Tu te dis peut-être « Oui, bah, on n’a pas forcément idée de l’état de sa barque avant de la charger, voire de la surcharger. Comment fait-on une fois que tout le monde est à bord et qu’on réalise qu’on prend l’eau de toute part ? ». Il est évident que seule la charge permet de réaliser que la barque est fragile. C’est pourquoi chez les Fabuleuses, on voudrait donner à toutes les mamans une trousse à outils pour réparer leur embarcation en cours de route. Pas besoin de partir deux mois en retraite au Tibet. Découvre le mail du matin : ton petit remontant spécial maman.