Été 2009. Je viens d’avoir 17 ans. Avec quelques amies, nous traversons la toscane à pied. Il fait une chaleur accablante et de lourds sacs pèsent sur nos dos juvéniles. Malgré tout, nous marchons toute la journée, ne nous arrêtant que pour boire, nous gaver de ces petits biscuits secs italiens en forme d’étoile (quel souvenir, ces biscuits… !), observer la carte IGN… et contempler.
Les paysages traversés sont absolument époustouflants.
Les couleurs, d’abord. Les nuances de brun que revêt la terre assoiffée, les verts foncés des cyprès et de la végétation basse, le gris de la pierre et, se détachant avec superbe, le bleu sublime du ciel, traversé par quelques nuages longs et fins. Les collines douces sont une invitation à poursuivre notre chemin, pour aller découvrir les merveilles qui se cachent derrière : un village ocre et endormi, une abbaye multiséculaire nichée entre de grands arbres comme une pierre précieuse dans son écrin, une belle propriété isolée, véritable décor de film. Les odeurs méditerranéennes nous enveloppent, les cigales chantent à leur aise. Nous avons le sentiment de vivre un rêve éveillé, de flotter sur ces petits chemins rocailleux et parfois escarpés.
Le soir, nous choisissons un point élevé pour établir notre campement.
Un repas léger, quelques chants, pas de feu — il fait trop sec. Et nous attendons que la nuit tombe, assises en ligne en haut de la colline, admirant la vue. En silence.
Nous communions à la beauté.
Souvent, un soupir de bonheur s’élève. Toute à l’heure, nous dormirons presque à même le sol, en plein air. Nous guetterons les étoiles filantes, nous observerons les constellations. Peu de mots seront échangés. Nous nous endormirons l’âme débordante de beauté, sereines, sachant que le jour nouveau nous apportera son lot de merveilles.
Je garde au fond de moi le souvenir ébloui de cette route italienne.
Les amies qui ont partagé cette aventure étaient et sont restées les plus précieuses à mon cœur. Nous avons partagé le plus beau. Nous avons traversé, trois semaines durant, une succession de « moments présents ». Nous savourions chaque seconde, sans penser un instant à ce qui nous attendait ensuite : le grand plongeon dans la vie étudiante, nous qui venions de passer notre bac.
Nous nous sentions pleines et entières, comme ces tout petits enfants qui n’ont aucune conscience du passé ni du futur. Nous étions libres comme des oiseaux. Et surtout, nous remplissions notre âme de beauté. Nous passions des heures à contempler en silence, en étouffant presque de bonheur. Pas besoin de mots pour partager ce que nous ressentions : nos regards brillants suffisaient à communiquer.
Aujourd’hui, je repense souvent à ces instants bénis.
J’ai appris, cet été là, à contempler en m’immergeant totalement dans le présent et la beauté du monde, dans les couleurs et les odeurs, dans le vent, dans tout ce que ressentent mes sens. Et cette expérience fut l’une des plus précieuses pour moi.
Pour nous toutes, elle a constitué un tournant dans notre perception du monde. Nous avons senti, cet été là, que nous étions faites, et même créées pour la contemplation. Et que cet appel singulier ne nous était pas propre. Chacun d’entre nous, frères humains, sommes créés pour contempler. Pour nous envelopper dans cette nature qui nous dépasse, qui nous ouvre à l’éternité.
Aujourd’hui je suis épouse et mère, je travaille, je cours souvent après le temps qui file trop vite, la tête pleine de « je dois » et de « il faut ». Et je m’épuise parfois. Mais de temps en temps, une petite voix fait son chemin dans mon esprit :
« Souviens toi… souviens toi de cet été italien ! ».
Et je décide de m’arrêter.
- À l’automne, j’organise une grande balade en forêt et j’invite mes enfants à regarder les mille nuances de couleur des feuilles.
- Sur le chemin du travail, en hiver, je stationne ma voiture quelques minutes sur le bas-côté pour pouvoir profiter de cette lumière propre à la candeur d’un matin ensoleillé.
- Au printemps, pendant que mes enfants jouent, je m’allonge dans l’herbe du jardin et je respire à plein nez son odeur, en regardant les nuages passer.
- En été, je m’évade une heure pour grimper sur ce rocher qui domine la mer… et contempler. Je nourris mon esprit de contemplation.
Je me reconnecte à mes sens.
J’essaye de retrouver ce sentiment de béatitude qui m’avait enveloppée, ce soir-là, au crépuscule, dans la chaleur d’une fin de soirée italienne, face aux collines toscanes.
Contempler, c’est retrouver son être profond. Dans le rythme effréné que nous nous imposons, la contemplation n’a que très peu de place, et cela nous épuise, cela nous vide de notre force vitale.
Quand je contemple, tout mon être vit intensément. Et je puise dans cette contemplation la force qui me manque parfois pour continuer le chemin.