S’il est une fable de la Fontaine que j’aime particulièrement, c’est celle du chêne et du roseau. Le chêne, fort imbu de lui-même et confiant en sa capacité à braver les intempéries, s’adresse avec un brin de supériorité au roseau : « La nature envers vous me semble bien injuste. » Il ne tarit pas d’éloges sur sa propre vie et ses mots sont comme une insulte faite au roseau.
Celui-ci ne se laisse pas troubler par la comparaison et répond avec élégance.
« Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. »
« Je plie et ne romps pas ».
Combien de fois ai-je déjà cité cette réplique aux gens qui m’entourent ? Il est vrai qu’en tant que Belge expatriée en Allemagne, je me sens souvent un peu experte en flexibilité en comparaison avec ma culture d’adoption, qui peut parfois être un peu rigide. Alors, oui, j’ai une certaine capacité à changer mes plans, à naviguer dans les situations un peu chaotiques, à relativiser avec humour. Je joue au roseau. Est-ce vraiment dû à ma nationalité, ou à mon histoire personnelle, au fait d’avoir quitté il y a 20 ans mon pays d’origine, ou encore à la vie avec 3 enfants (dont une porteuse d’un handicap) ? Peut-être que tout cela m’a aidée : j’ai appris à jouer au roseau, à m’étirer sous le vent, à courber le dos, à laisser passer la tempête.
Alors, quand je rencontre des mamans qui semblent craquer sous le vent, je leur parle des roseaux.
Je leur dis que, lorsque nos projets tombent à l’eau, quand les circonstances changent drastiquement en un clin d’œil, quand les cartes sont redistribuées et que plus rien ne ressemble à nos plans d’origines, la meilleure chose à faire est de courber un peu la tête et de laisser le vent nous secouer, nous faire peur, tout mettre sens dessus dessous, de plier, plier, plier sans pour autant rompre sous la pression.
Certaines tempêtes dans nos vies viennent changer tellement de choses que nous sommes face à un « avant » et un « après ».
Un diagnostic, un accident, une mutation, un contretemps, une séparation… Certaines de ces tempêtes sont sauvages, arrivent sans crier gare et détruisent presque tout sur leur passage. Elles nous laissent sans voix, nous font perdre le nord, semblent nous voler nos vies et ce qu’elles auraient pu devenir. Elles nous abandonnent au milieu des débris dans lesquels nous essayons doucement de retrouver nos marques. D’autres tempêtes commencent par gronder au loin. On les voit s’approcher comme dans un film au ralenti. On fait tout pour les éviter, pour limiter les dégâts, mais la tempête s’abat sans pitié sur notre quotidien, faisant de nos jolis plans un tas de petits papiers qui s’envolent sous nos yeux.
Certains d’entre nous préfèrent nier la présence de cette tempête,
se boucher les oreilles, se tenir droit, faire comme si de rien n’était, tout en continuant, envers et contre tout à gérer comme prévu, comme avant… au risque d’être déracinée comme le chêne.
D’autres s’effondrent et en perdent la force,
la capacité de vivre, n’en peuvent plus, n’ont pas le courage de l’après, du plan B, renoncent avant de chercher de nouveaux chemins. Elles voudraient juste abandonner.
Et puis, la plupart d’entre nous, mamans fabuleuses, plions sans rompre.
Nous tenons fermement à nos enfants, nos partenaires, notre vie, trop pour tout lâcher sans crier gare. Nous nous adaptons. Et là, au milieu du vent, des changements de plans, des nouveaux problèmes à résoudre, nous cherchons ardemment à aimer ce qui nous entoure, à rester « ici et maintenant » et à ne pas tout le temps nous accrocher à « ce qu’on aurait aimé avoir à la place ».
Dans leur livre The good life, Waldinger et Schulz décrivent avec justesse que
nos vies et notre réalité diffèrent toujours de ce que les autres montrent de la leur,
ou encore de ce que nous aimerions idéalement avoir/être/faire. À force de comparer ce que nous vivons et cet idéal lointain, on a tendance à développer, ce qu’ils appellent, « le sentiment subtil, mais tenace que notre vie est ici et maintenant, alors que les choses qui nous rendraient heureux sont ailleurs ou plus tard. Toujours hors de portée » (p. 11).
Notre bonheur serait-il donc toujours ailleurs ?
Comme les grains de sable que l’on veut serrer dans notre main, notre vie idéale nous échappe constamment. Et, alors que nous l’avions bien préparée, notre réalité peut se retrouver bousculée par le vent qui souffle parfois dans nos vies, les tempêtes qui s’imposent à nous sans nous laisser de choix. Nous crions désespérées « mais, ce n’est pas ce que je voulais vivre ! ». Nous regardons notre bonheur, notre idée d’une vie réussie prendre ses jambes à son cou et s’enfuir loin de nous.
Serons-nous comme le chêne ? Fort et droite, au risque d’être déracinée ?
Ou comme le roseau, qui plie, mais ne rompt pas ?
Chère Fabuleuse, si je t’écris ces mots, c’est pour t’encourager à plier, à t’étirer, à laisser le vent tout changer. Si la tempête bouleverse tout dans ta vie, alors plie, ressors ta flexibilité, ta force d’adaptation. Bien entendu, il y aura un deuil à faire, le deuil de ce qui n’est plus, de ce que tu aurais aimé vivre, de ce que tu as perdu. Ne va pas trop vite, laisse-toi ce temps-là de deuil et puis, relève les yeux et cherche autour de toi et en toi ce qui est encore bien présent : le beau, le vivant, l’encourageant, le fabuleux. Tout l’espoir que la vie porte en elle.
« Une vie réussie, c’est une vie compliquée. Pour tout le monde. C’est une vie joyeuse… et difficile. Pleine d’amour, mais aussi de douleur. Et elle ne se produit jamais de façon absolue ; au contraire, une vie réussie se déploie au fil du temps. C’est un processus. Elle comprend des tourments, du calme, de la légèreté, du stress, des difficultés, des réussites, des revers, des bonds en avant et des chutes terribles. » (The good life, p.12)
Alors si cet été, cette année, cette semaine, le vent et la tempête troublent ton quotidien,
si tous tes plans de vacances tombent à l’eau, comme mon amie qui, l’année dernière se retrouvait une semaine à l’hôpital avec une infection rénale au lieu de pouvoir parcourir les routes de l’Écosse avec sa famille, si un diagnostic a frappé à ta porte avec son cortège de traitements et de visites médicales, si ta voiture a rendu l’âme avant le grand départ, ton hôtel est une vraie arnaque ou une inondation a détruit le camping où vous étiez logés, si venue de nulle part, une tempête s’est abattue sur toi, prends le temps de digérer. Prends le temps, mais, s’il te plaît, ne laisse pas ton bonheur repartir avec le vent. Plie, ne te laisse pas déraciner. Crois-moi, il y aura autour de toi, tout autour de toi, des indices, des étincelles, de la vie, du beau, du doux, un bonheur unique qui reste à découvrir. Prends-le en main, laisse-le se poser au creux de ta paume, n’essaye pas de le serrer trop fort, de le posséder à tout prix. Eh oui, le bonheur est comme une poignée de sable. À trop vouloir le tenir, à trop serrer ses grains, il s’écoule entre nos doigts. Mais quand on garde nos mains ouvertes, on peut l’y garder longtemps.
« Une vie riche, une vie vraiment réussie se forge précisément à partir de ce qui la rend difficile. » P.12 (The good life).
Alors, bon été, ma chère Fabuleuse.