Il y a quinze jours, Micheline a fait tomber son portable dans les toilettes.
Ça arrive à plein de monde. (Moi, par exemple, ça m’est déjà arrivé trois fois dans la même année… tout le monde n’apprend pas de ses erreurs.) Mais ce qu’elle a d’abord vécu comme une catastrophe intersidérale (avec le sens de la mesure qui la caractérise), s’est révélé être une presque bénédiction. À peu de choses près.
La vie sans téléphone n’étant pas envisageable pour Micheline, son fabuleux Jean-Claude lui a sorti du fond d’une malle son vieux BlackBerry tout pourri, pour la dépanner le temps de commander un nouveau smartphone.
« Merci Jean-Claude, mais que veux-tu que je fasse de ça ? Il n’est bon qu’à téléphoner ton truc ! »
« Oui ma Doudou, ça tombe bien, c’est le principe. »
Et pour le Fabuleux, le problème était réglé. Mais pas pour Micheline, qui a très mal dormi cette nuit-là.
Comment faire, en effet, pour survivre trois longues journées, soit soixante-douze interminables heures sans savoir tout ce qui se passe dans le monde, sans surveiller ses comptes en banque, ses commandes Amazon, sans glousser devant les gifs que lui envoie sa sœur, ou les photos de bébés des copines ? Comment s’organiser pour les conduites de judo, de danse, de piscine sans les groupes WhatsApp, comment commander un petit dîner en amoureux ou un taxi, comment écouter de la musique dans la voiture et retrouver son chemin sans GPS ? Comment passer le temps sans Candy Crush ou son appli de scrabble ? Quel goût aura le café du matin sans Instagram ?
Le premier matin, Micheline s’est sentie nue, tout bonnement (le sens de la mesure, toujours).
Pas de petite musique pour réveiller les enfants en douceur, alors elle a chanté pour eux. C’était un joli moment, même si l’averse qui a suivi en était peut-être la conséquence. Pas de flash news pour l’occuper pendant le petit dej alors elle a discuté météo avec ses enfants et a découvert que Dagobert connaît la différence entre un cumulus et un stratus (si vous ne savez pas ce que c’est, demandez à Google). Sur le chemin de l’école, Gudule a chanté tout le répertoire d’Henri Dès (et il a plu de plus belle) et Micheline a bien rigolé. De retour chez elle, notre héroïne a bu son café en silence, en méditant sur le sens de l’existence au son du chant des oiseaux, puis elle a un peu erré, désemparée, avant de s’avouer qu’elle n’avait pas d’autre option que de se mettre au travail, puisqu’il n’y avait plus de distraction possible. Elle a donc établi les menus de la semaine en s’aidant de ses vieux livres de cuisine et en a tiré une liste de courses puisqu’aucune appli ne pouvait le faire à sa place. En récupérant son drive, elle s’est acheté un beau carnet pour noter toutes ses “toutes-douces listes” puisque ses anciennes s’étaient perdues dans la cuvette, et elle a redécouvert le plaisir d’écrire sur du papier. Elle s’est amusée à faire des cœurs et des fleurs sur ses “i” comme en primaire, et elle a trouvé ça joli.
Finalement, Micheline a passé une très bonne journée sans téléphone.
Elle a eu l’impression de revenir à une époque plus saine ou on prenait le temps de faire les choses et de vivre l’instant présent. Comme dans la Petite Maison dans la Prairie, par exemple. Elle a hésité à s’acheter un tablier à mettre par-dessus une jupe longue pour fêter sa nouvelle vie, mais Jean-Claude a dit non (quel rabat-joie). Elle s’est donc couchée d’excellente humeur, vantant les mérites de la déconnexion à son Fabuleux qui a préféré attendre un peu avant d’émettre un jugement sur la situation. Et il a bien fait, parce que le lendemain le réveil de Micheline n’a pas sonné, parce qu’elle ne l’avait pas réglé pour tous les jours.
Heureusement que ce jour-là, Jean-Claude n’est pas parti au travail trop tôt.
Il a pu réveiller sa belle et ses enfants. Puis il a trouvé le carnet de listes de sa femme, il a écrit à la page des idées de cadeaux de Noël qu’il manquait du lait, et qu’il ne fallait pas oublier le rdv de dentiste de Dagobert puis il est parti. Micheline n’a pas regardé la page des cadeaux de Noël, mais elle a eu le temps de faire une belle brioche pour le goûter et un crumble de courgettes pour le dîner, qu’elle a mis au four avant de partir récupérer les enfants (et elle a un peu regretté de ne pas avoir de joli tablier comme Caroline Ingalls). Dans la voiture, son fils lui a rappelé son rendez-vous et elle a paniqué parce qu’elle n’était encore jamais allée chez ce dentiste-là. Elle a appelé sa mère pour qu’elle lui trouve l’adresse du cabinet. Elle s’est perdue en route, a rappelé sa mère pour avoir le numéro, mais celle-ci n’était plus joignable.
Elle a envoyé des textos à Jean-Claude, à sa sœur et à une copine, ce qui lui a pris 10 minutes parce que les touches d’un BlackBerry sont vraiment toutes petites, c’est fou.
Finalement, sa copine Berthe a réussi à la guider jusqu’à destination. Évidemment, elle avait du retard et la secrétaire n’a pas trouvé que “pardon mais mon téléphone est tombé dans les toilettes donc je me suis perdue” était une excuse valable. Pendant que Dagobert se faisait torturer par le dentiste, Gudule, elle, se faisait torturer par Micheline dans la salle d’attente. Enfin torturer de son point de vue d’enfant de presque trois ans. C’est à dire que son infâme génitrice lui refusait la possibilité de regarder un épisode de Petit Ours Brun sur son portable. Elle a donc passé dix minutes à se rouler par terre en geignant, puis les dix suivantes à chanter avec sa mère toutes les comptines qu’elle connaissait. Les gens qui attendaient avec elles ont vraiment passé un bon moment de convivialité…
De retour à la maison, presque sans se perdre, Micheline a constaté que le dîner était plus que cramé,
et qu’à quelques minutes près, c’était l’incendie dans la maison. Elle a voulu se faire livrer un dîner mais, sans application, c’est fou comme c’est long… Elle s’est rabattue sur des pâtes et c’était bien aussi, parce qu’après tout, les pâtes, c’est la vie. Ensuite elle a mis Gudule au bain. Et là… Là, elle a constaté que finalement, ce n’était pas une si bonne idée de mettre son téléphone dans la poche-poitrine de sa combi-pantalon trop stylée. Parce que cette petite poche fait juste la taille d’un vieux BlackBerry et c’est chouette. Mais quand on donne son bain à un enfant, on a tendance à se pencher.
Au-dessus de l’eau. Vous voyez où je veux en venir ?
Voilà, donc Micheline et Gudule se sont regardées, elles ont regardé le portable au fond de la baignoire et, réaction saine et logique, elles ont éclaté de rire. Et puis Micheline est devenue blême d’un coup quand elle a entendu la voix de Jean-Claude : « Qu’est-ce qui vous fait rire comme ça les filles ? »
« Oh Papa, a répondu sa fille, c’est trop rigolo, Maman a ENCORE jeté son téléphone dans la flotte. »
Jean-Claude n’a pas partagé l’hilarité de sa progéniture, ni particulièrement apprécié sa façon de s’exprimer, et comme on pouvait s’y attendre, le ton est un peu monté chez les Muche.
Micheline, faisant preuve d’une mauvaise foi peu commune, a accusé son mari,
qui n’avait qu’à lui prêter un portable plus gros qui ne rentrerait pas dans une poche de combi-pantalon. Jean-Claude a rétorqué que, de toute façon, sa combi était moche. Micheline a poussé un cri de harpie en portant la main à son cœur, vivante incarnation de Sarah Bernhardt jouant la mort de Phèdre, et ensuite on a un peu perdu le fil (mais Gudule était ravie d’apprendre plein de nouveaux gros mots).
Le lendemain, Micheline n’avait donc aucun téléphone.
Elle a réquisitionné le réveil mouton de Gudule et retrouvé sa montre qu’elle ne mettait plus depuis longtemps et c’est dommage parce qu’elle est jolie, et la matinée s’est passé presque sans encombre sauf qu’à midi elle s’est rappelée que si elle ne portait plus sa montre c’est parce qu’elle ne donne plus l’heure exacte (à part 2 fois par jour, forcément) et qu’elle était donc fichtrement en retard pour l’école. Micheline est arrivée en courant et s’est répandue en excuses aux pieds de la maîtresse, essayant de lui expliquer qu’elle avait perdu le fil de sa journée à cause du téléphone tombé dans le bain.
« Ah, Dagobert m’a dit que c’était dans les toilettes a dit la maîtresse. » Et Micheline a répondu : « Oui, non, les deux en fait. » Et la maîtresse a regardé la pauvre maman essoufflée d’un air soupçonneux…
La journée a continué sans autre incident notable (sauf la disparition inquiétante d’un nouveau couvercle de Tupperware, mais rien à voir avec le sujet). Et le soir Jean-Claude est arrivé avec un cadeau pour se faire pardonner de la dispute de la veille :
Un nouveau smartphone, étanche.
Et pendant que Micheline sortait du four une tarte tatin (pour se faire pardonner de la dispute de la veille) son mari lui a configuré son nouveau téléphone en 10 minutes. À sa demande, il a ajouté un minuteur aux applications chronophages, des rappels de réveil, un agenda partagé avec son mari et comme sonnerie, la chanson de Soprano : “Mon précieux”.