Micheline est comme tout le monde : avant d’avoir des enfants, elle avait des principes.
Elle en a toujours, hein, mais avec la maternité, elle a appris à s’asseoir dessus, parfois. Et même, elle trouve ça assez confortable.
Enceinte de son aînée, elle clamait donc haut et fort que « les doudous et tétines, ce n’est pas pour moi ». Sauf qu’il a bien fallu admettre que si elle n’aimait pas les doudous, ses enfants, eux, en avaient besoin. Frédégonde a donc adopté un joli petit lapin tout doux, puis Dagobert a eu une passion pour l’étiquette de ses bavoirs, ce qui n’est pas esthétique mais assez pratique. Gudule, la petite dernière s’est, elle, entichée d’un petit canard, qu’elle appelle Concon depuis qu’elle sait parler, malgré les efforts répétés de ses parents pour changer ce nom.
Ce soir-là, donc, Concon a disparu.
Rien d’inquiétant au début : on regarde dans le lit, sous le lit, dans la salle de bain, dans le sac de la crèche… On demande à Gudule si elle ne veut pas dormir sans son doudou, la réponse est non, on reprend les recherches.
Il est maintenant plus de 20h. Micheline sent sa copine la boule d’angoisse frétiller dans son ventre et elle demande l’aide de la fratrie. Dagobert ne se fait pas prier : il renverse les caisses de legos au milieu de sa chambre dans l’espoir d’y trouver le petit canard. Frédégonde fouille dans la cuisine pendant que Micheline regarde à nouveau dans la chambre de Gudule, dans les bacs de jeux, dans le placard, dans les paniers de linge sale, dans ceux de linge propre qui attendent toujours dans l’escalier que quelqu’un veuille bien les monter pour les ranger. Rien. Bon, les enfants jouent maintenant aux Legos pendant que Micheline retourne les coussins du canapé, en profite pour ranger les chaussures qui traînent dans le salon, remettre les jeux dans la bibliothèque, et Oh ! sous le meuble télé, retrouver la reine blanche du jeu d’échecs et l’oie rouge du jeu de l’oie. Mais toujours pas de Concon en vue.
En revanche Jean-Claude, le fabuleux Monsieur Muche, est rentré,
un peu surpris de trouver les enfants debout à presque 21h.
Il se joint à la traque, jusqu’à ce qu’il trouve un livre sous la commode de l’entrée et se mette à le lire.
Micheline pratique quelques exercices de respiration appris au yoga pour ne pas perdre son calme.
En haut de l’escalier, Gudule a retiré son pyjama, enfilé un déguisement de pirate et a mis ses petites mains potelées en porte de voix autour de sa bouche pour crier à la cantonade : « Concon, mon doudouuuuu où es-tuuuu ? Réponds moi ! »
Les voisins sont ravis. Micheline remet l’enfant récalcitrant en pyj’, range les legos de Dagobert, se faufile sous les lits, secoue les draps, soulève des tapis, ramasse des serviettes de toilette et des chaussettes sales en claironnant à Jean-Claude que, oui, elle a bien cherché dans le canapé, oui dans l’entrée aussi, oui dans le sac de…
Bon sang mais, Jean-Claude, CHERCHE !
Il est plus de 21h30 quand Micheline, échevelée, au bord des larmes, revient de la voiture les bras chargés de tout ce qu’elle y a ramassé, mais sans doudou.
Gudule se roule sur le tapis du salon en hurlant à la mort qu’elle veut son doudou.
On dirait Harpagon (l’avare de Molière), sous acide. Frédégonde a sorti tous les vêtements de sa penderie et elle fixe le mur de sa chambre d’un air songeur, juchée sur le tas. « Concon n’était pas dans mon placard, Maman ».
Dans le couloir il y a le matelas de Dagobert et dans sa chambre, les draps servent de cabane.
Micheline a mal à la tête. Elle fait pour la 7ème fois le tour des chambres en pagaille et de toutes les cachettes connues de Gudule : derrière les radiateurs, rien, dans le pot du ficus, rien, dans le sac de croquettes du chat : rien. Dans la cuisine, elle croise Jean-Claude, la tête dans le frigo.
« Je ne pense pas que le doudou soit dans le frigo, mon chou
– Ah mais tu ne l’as pas encore trouvé ? »
Micheline regarde son mari, qui est fabuleux, elle le sait, mais là, maintenant tout de suite, elle a envie de lui enfoncer le canard dans la bouche. Encore faut-il mettre la main dessus. Elle a fouillé dans les poubelles, passé la maison au peigne fin, ratissé le petit jardin, retourné le garage et aspiré la voiture ; elle a envoyé des messages à toutes les personnes croisées les 10 derniers jours, en sachant que c’était absurde puisqu’hier ce concon de doudou dormait avec Gudule, mais en espérant quand même que quelqu’un lui réponde « ah bah oui, tiens, je l’ai ! je te l’apporte tout de suite ». Elle a retrouvé des barrettes, un bracelet qu’elle croyait avoir perdu, la carte vitale qui était dans la trousse à pharmacie, une poupée dans le sac à sacs de course, 5 listes de courses, 8 stylos, 3 clefs USB, le double des clefs de la voiture dans une poussette de poupée, le chargeur de Jean-Claude dans le bac de linge sale, et sous le frigo : un valet de trèfle, 10 euros, un briquet, une boucle d’oreille et une pomme de terre qui avait germé et même fleuri. Mais pas de doudou.
Gudule a fini par s’endormir avec son frère dans la cabane, Frédégonde dans le lit de sa petite sœur. Il est 22 h et Micheline est fatiguée.
Elle s’avoue vaincue, se dit qu’elle re-re-re-rangera demain et se glisse dans son lit.
Jean-Claude fait de même et pousse un grand cri : « Eurekâ ! » (oui, Jean-Claude parle grec, parfois). Il a trouvé le petit Concon bien caché au fond du lit parental. Ce que Micheline ne savait pas, et que Jean-Claude avait oublié de lui dire, c’est que Gudule lui avait fait un câlin le matin-même, qu’elle avait même eu le droit de s’habiller dans la chambre de ses parents et qu’elle en avait profité pour mettre son doudou au chaud…
Micheline est soulagée, et s’apprête à s’endormir heureuse quand Jean-Claude soupire : « Il n’y a que moi qui sache chercher dans cette maison ! »