Cet été, Micheline a déménagé. Elle a quitté sa jolie maison avec vue et son village adoré paumé dans la cambrousse pour s’installer dans un petit appart en plein cœur d’une grande ville. Une très grande ville. Une métropole, même, pour celles qui suivent le programme de géo du collège.
On va pas se mentir : le changement a été un poil rude.
Pas le même climat, pas la même ambiance, beaucoup de bruit, beaucoup de voitures, beaucoup de monde, partout, tout le temps… la grande ville, quoi. Les enfants ont mis du temps à s’habituer à tout un tas de choses que Micheline n’avait pas anticipé : les passages piétons, les voisins d’en face qui vivent nus, les voisins d’en dessous qui ne sont pas fans de corde à sauter à 7 h du matin…
Alors, pour prouver à sa progéniture que la grande ville a aussi des avantages, Micheline a décidé de frapper fort et elle a emmené toute sa famille au musée.
Pas n’importe lequel : LE musée. Celui qui a une pyramide et qu’il faut trois jours entiers pour parcourir presque en entier.
Comme Micheline n’avait pas envie de faire la queue, elle a acheté ses billets sur internet (c’est même pas très cher, gratuit pour les enfants, vive la culture !), elle a réservé un créneau de visite — à 15 h si vous voulez tout savoir — et roule ma poule !
Les enfants se sont enthousiasmés par les transports en commun, sont devenus carrément fous de joie d’utiliser des escalators (ah, ces petits provinciaux qu’un rien enchante !), ça commençait donc très bien.
Arrivé devant la pyramide, Dagobert est conquis : « mais WHAOU on est carrément en Égypte ». Frédégonde, elle, commence à râler en voyant l’immense queue qui s’étire devant eux sous la pluie. Mais Micheline, sûre de son fait, affirme que ce sont là les gens qui n’ont pas réservé. Elle cherche le panneau indiquant la visite de 15 h, présente ses billets à la gentille dame, sûre de n’avoir que dix minutes d’attente avant d’entrer dans la pyramide, et vante à haute voix son sens de l’organisation qui permet d’éviter d’attendre des heures sous la pluie. Derrière elle, un grand monsieur toussote, se penche vers elle et, très gentiment, lui explique avec un fort accent québécois que, si elle n’a pas attendu des heures, c’est simplement parce qu’elle a doublé tout le monde avec un culot monstre. Parce que la foule des gens trempés qui attendent derrière eux a aussi acheté ses billets et réservé pour 15 h.
Micheline est morte de honte et voudrait se cacher dans un trou de souris.
Jean-Claude, hilare, trouve que bon, maintenant qu’on est là, tant pis. Les enfants prennent bonne note du fait que leur mère fait elle aussi des bêtises et ne manqueront pas de le lui rappeler, sans doute pendant toute sa vie.
ENFIN les voilà entrés. Micheline est extatique : « les enfants, regardez-moi ça ! Quelle merveille ! L’Art ! La Culture ! La Peinture ! la Sculpture ! L’Histoire ! Mes enfants, regardez autour de vous : des siècles d’Histoire nous contemplent ! » Dagobert, qui est meilleur en Histoire, marmonne, que non, ça c’est Napoléon en Égypte.
Pour la visite, Micheline avait un plan : on commence au sous-sol par les antiquités étrusques, ensuite les gréco-romaines, puis un peu de peinture du XIXe et si on a le temps, on finit par les bijoux de la couronne ; elle s’imaginait donnant une conférence à sa famille, ébahie par sa culture incroyable, posant des questions pertinentes, la suivant en rang d’oignon comme une portée de canetons.
Inutile de dire que ça ne s’est pas passé comme prévu.
D’abord Gudule s’est engouffrée dans un escalier qu’elle trouvait beau, puis jugeant les poteries égyptiennes sans intérêt, elle a couru jusqu’à la salle suivante où elle s’est arrêtée net devant une statue en criant « Le monsieur est tout nu ! Comme le voisin ! Mais là je vois son zizi ! »
Deuxième dose de honte pour Micheline.
La petite tribu a donc traversé au pas de course l’aile des statues grecques (traversée ponctuée de « Zizi ! Encore un Zizi ! Fesses, fesses FESSE ») pour trouver un endroit qui soit au goût de tout le monde. Micheline a réussi à lire deux panneaux à Frédégonde, qui trouvait surtout que « c’est trop stylé tout ce doré, tu crois que si on gratte, on a de l’or dans les ongles ? » Troisième dose de honte.
Nouveau changement de salle. Pendant que Micheline et Jean-Claude étaient fascinés par la minutie des portraits renaissance, Dagobert, lui, était en arrêt devant la maîtresse d’Henri IV, poitrine au vent dans son bain. Bon, on change de salle.
Devant les paysages gigantesques du XVIIIe et leurs scènes charmantes et bucoliques, le cœur de Micheline s’emballe : c’est si beau. Au loin on entend des exclamations de joie et Micheline se dit, naïve, que quelque touriste partage sa joie et son émotion devant tant de beauté et de talents… Que nenni ma bonne dame, c’est Gudule, qui manifeste bruyamment sa joie, car elle a trouvé avec Dagobert un nouveau jeu : comme le parquet glisse vachement bien, il la tire à travers la salle en riant. Super.
Encore une petite dose de honte
Dans la salle d’après, Micheline ne sait même pas quel est le thème, car Gudule, n’ayant pas apprécié les remontrances de son père, se venge en lançant sa veste. Vers un tableau. Et le manteau frôle le tableau. Déclenchant l’alarme.
Dix-huitième dose de honte pour Micheline, même si le gardien ne se formalise pas. « C’est toujours mieux que la soupe, haha ! » Haha…
L’heure tourne et les enfants s’impatientent :
on leur a promis des bijoux et puis Frédégonde aimerait beaucoup voir en vrai la célèbre Valbonde, alors les Muche se dirigent vers la dernière aile du musée. En passant, ils s’émerveillent devant la finesse d’exécution d’un vase en cristal qui se met à bouger sous leurs yeux horrifiés quand Jean-Claude s’appuie par mégarde sur le présentoir… cette fois, ils n’attendent pas l’alarme et décampent en vitesse.
Pour avoir une chance d’apercevoir la Valbonde il faut remonter le flux des touristes de plus en plus dense. Micheline se sent comme un saumon qui remonte le Saint-Laurent. Arrivée enfin devant le célébrissime tableau (enfin, devant… Quinze mètres derrière une haie de touristes brandissant leurs téléphones) Micheline hisse sa fille sur ses épaules pour qu’elle puisse voir quelque chose, mais se fait rabrouer sévèrement par le gardien.
Micheline a perdu le compte de ses doses de honte.
Frédégonde console sa mère « c’est pas grave, de toute façon elle n’a rien de plus en vrai que sur internet cette Valbonde, viens voir cette dame, comme elle est belle, et sa robe est teeellllement stylée ». Toute la famille retrouve donc un peu d’espace et d’oxygène devant le tableau d’une grande Vénitienne qui pose avec mélancolie dans une robe bleu nuit (effectivement très stylée).
Puis les Muches se retrouvent à nouveau pris dans le flot des touristes. Le musée va fermer, c’est l’heure de rentrer. Micheline et Jean-Claude serrent bien fort les mains de leurs enfants pour ne pas les perdre. Avec tout ce monde, Jean-Claude met un certain temps à se rendre compte qu’il agrippe la main d’un enfant qui n’est pas à lui et qui pleure en silence de se voir entraîné loin de sa famille…
C’était la dernière honte de Micheline,
et je pense qu’on est tous d’accord pour dire que ça suffit pour une seule après-midi.
De retour au bercail, tout le monde est fatigué. Tout en servant des céréales à ses enfants (dîner-petit déj, toi même, tu sais) Micheline se jure, mais un peu tard qu’on ne l’y prendra plus.
C’est alors que Gudule demande :
– On pourra y retourner Maman ? C’était trop bien. On pourrait emporter un pique-nique cette fois ? J’aimerais trop voir les mamies égyptiennes !
– Pffff c’est des mOOOmies pas des mAAAmies ! T’es nulle Gudule. Moi, j’ai trop envie de revoir l’épée de Charlemagne. Et aussi les portraits des rois de France. Et je voudrais une cape rouge et blanc en déguisement, comme Napoléon.
Frédégonde concède même que « ouais, franchement ça allait ». C’est un vrai compliment pour une ado qui prend souvent soin de ne rien dire de positif à sa mère.
Finalement, toute la famille a adoré cette visite et Micheline se dit que ça vaut bien une (grosse) dose de honte, de se faire des souvenirs comme ceux-là et de mettre des paillettes dans les yeux de ses enfants.
Vive la Culture, vive la France, et vive Micheline !
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