Un des plus beaux cadeaux que mes parents m’ont fait, c’est de me laisser partir de la maison : à 14 ans, je suis partie en internat, ne rentrant que pour de brefs week-ends. Ma mère m’a un jour confié combien cela avait été dur pour elle. A 44 ans, elle s’est retrouvée sans enfants à la maison, après en avoir élevé cinq — elle ne pensait sans doute pas finir si tôt sa tâche auprès de nous. Je lui ai répondu que c’était la chose qui m’avait rendu la plus heureuse.
Je réalise aujourd’hui en étant mère, combien mes mots ont dû la blesser.
Mais ils étaient vrais. J’avais un grand besoin d’indépendance et d’autonomie, et j’étais déjà prête à partir. Aurais-je la force de laisser ainsi mes propres enfants s’éloigner de moi, même « avant l’heure » s’ils en ont besoin ? Les mots magnifiques de Khalil Gibran dans son livre Le Prophète, me reviennent en tête :
« Vos enfants ne sont pas vos enfants […]
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient à travers vous, ils ne vous appartiennent pas ».
Ces mots peuvent paraître durs à avaler :
Je me consacre à mes enfants, je leur donne le meilleur de ma jeunesse, je leur donne mon temps libre, et souvent même je leur sacrifie ma carrière. Mais « ils ne sont pas mes enfants », dans le sens où ils ne sont pas des choses qui m’appartiennent, qui relèvent de ma propriété. Les enfants ne relèvent pas de l’avoir, ils sont, et je suis sur leur chemin pour leur permettre d’être pleinement. Je leur sers de youpala en bref : ces petits trotteurs peuvent aider un petit enfant à faire ses premiers pas, mais il doit s’en séparer pour marcher un jour par lui-même, au risque de tomber parfois.
L’éducation ressemble au jardinage, en ce qu’il faut dans les deux cas arroser, sarcler, émonder, et ce quotidiennement. Mais il y a une différence de buts, car les fleurs restent toujours sur leur tige, et elles sont là pour moi.
Mais en éduquant, je n’éduque pas pour moi, j’éduque pour eux, pour qu’ils soient auto-nomes, pour qu’ils se donnent à eux-mêmes leur propre ligne de conduite (« autos » en grec signifie soi-même, et « nomos » signifie la loi, la norme).
Khalil Gibran termine ainsi son poème :
« Vous êtes les arcs par qui vos enfants,
comme des flèches vivantes, sont projetés ».
E-duquer, c’est conduire au-dehors (« ducere », en latin, signifie conduire, « e » signifie en dehors) : conduire en dehors de l’ignorance, de la naïveté, mais aussi de la famille.
Je consacre ma vie à ceux qui sont faits pour la quitter.
Je suis un archer, et le but de l’archer n’est pas d’envoyer la flèche entre ses pieds, mais de l’envoyer au loin. Ainsi seulement elle remplit sa fonction de flèche, et moi la mienne.
Que mes enfants s’en aillent et volent de leurs propres ailes.
C’est que j’aurais été un bon arc. Tant mieux si ensuite ils se retournent vers moi pour me sourire ou me remercier – ou pour pousser ma chaise quand je serai vieille. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai eu des enfants.
Tant mieux si je m’épanouis dans ce service, ce don de moi.
Mais ce n’est pas même pour cela que j’ai eu des enfants.
Sinon ce don les écrase, et mon amour pour eux devient un filet qui les tient captifs.