Au moment où je t’écris, ma fille est occupée à faire ses dents sur le premier objet venu. Adelin lit un Boule et Bill. Roman s’est endormi sur le canapé, en regardant son papa travailler.
La maison est calme — fait assez remarquable pour être notifié.
Je suis assise à la table de la cuisine, et mon texte ne sort pas. J’ai la gorge serrée. Dix fois, je lève le nez par-dessus mon écran. Je les regarde, un par un.
J’ai envie de me réfugier dans le creux de leurs cous, j’ai envie de me blottir dans leurs bras.
Je le connais, ce sentiment. C’est ma petite angoisse existentielle à moi. Elle me rend visite de temps en temps. On prend un café, on papote, et puis elle repart sur la pointe des pieds, jusqu’à la prochaine fois.
Sauf que depuis plusieurs jours, ma petite angoisse existentielle semble avoir planté les piquets de sa tente et ne plus vouloir s’en aller.
Ce n’est pas de la peur, je ne crois pas. Je n’ai pas peur du virus, je n’ai pas peur des conséquences. C’est plutôt un sentiment d’infinie petitesse, c’est le vide sous mes pieds : nous ne sommes rien, nous ne maîtrisons rien, chacun de nous est comme l’aigrette d’un pissenlit qui pousse derrière la fenêtre, et qui va s’envoler au premier coup de vent.
Nous sommes tous mortels.
Et ça, je ne peux rien y faire. Alors je n’arrive pas à me concentrer, et j’ai envie de tous les serrer contre moi, très fort, comme Elmyra Duff :
“Mon petit écureuil d’amour, je vais t’emmener à la maison et te faire plein de gros calinous et tu seras à moi pour toujours.”
La mort, c’est notre ballon de plage occidental. Tu sais, ce ballon que dans nos jeux d’été, on s’amusait à maintenir sous la surface de l’eau, le plus longtemps possible. Jusqu’à ce que la pression ne tienne plus et qu’il jaillisse hors de l’eau, à vitesse grand V, sur la tête de quelqu’un.
On lit les nouvelles, et tous les jours les statistiques augmentent, et les lits ne suffisent plus dans les hôpitaux, et les histoires de gens qui meurent tout seuls nous fendent le coeur. C’est la mort qui nous rattrape, la mort qui était déjà là, depuis toujours, mais que nous avions oubliée un peu, aseptisée un peu.
Je dors mal, et mes amies m’écrivent pour me dire qu’elles font des cauchemars aussi.
On se sent petits, tout petits.
Je pense à notre bébé au ciel, je pense à ma grand-mère, je pense à ceux qui sont partis avant moi. J’entends le printemps qui s’éveille et la voisine qui passe la tondeuse, et il n’y a rien d’autre à faire que vivre, vivre avec cette boule dans la gorge, vivre avec notre vulnérabilité d’humains.
Il n’y a rien d’autre à faire que ses dents sur une brique de Duplo, rien d’autre que lire un Boule et Bill, que faire une sieste en regardant son papa travailler. Rien d’autre que de leur faire des bisous dans le cou, rien d’autre que de les serrer comme Elmyra.
Que savons-nous de demain ? Pas grand-chose, sinon que notre bonne vieille Terre est mal en point. Que savons-nous de ce qui nous attend ? Pas grand-chose, sinon que nous aussi, nous aurons une fin.
“Les vivants ferment les yeux des morts ; les morts ouvrent les yeux des vivants.”
Alors merci à nos morts, merci parce qu’ils nous enseignent à vivre l’instant présent. Ils nous rappellent de vivre — la gorge un peu serrée, face à tous ces événements que rien ni personne ne semble pouvoir contrôler — de vivre, un petit pas à la fois.
En France, on compte un décès par minute. Le deuil est l’expérience de vie la plus partagée… et paradoxalement, la plus tabou ! En cette période de crise sanitaire, on en parle avec Damien Boyer, producteur et co-réalisateur du film Et je choisis de vivre.
Non, ce n’est pas très joyeux comme sujet… mais tu verras, oser en parler nous aide à vivre pleinement chaque minute qui nous est donnée.