Cette conversation avec Brigitte Racine, je la savoure comme un chocolat — son travail a tellement bouleversé mon quotidien que je me sens un peu fébrile à l’idée d’un échange en vrai.
Je découvre une « grand-maman » pétillante et débordante d’énergie, à l’accent chantant du Québec. Je lui explique qu’il y a quelques années, une Fabuleuse m’a fait découvrir son livre La discipline, un jeu d’enfant (éd. CHU Sainte-Justine, 2008) et que la mise en pratique du « 20 minutes », le concept phare de cet ouvrage, a considérablement apaisé ma vie de famille.
« Quand j’ai découvert cette pratique il y a plus de 20 ans, dans les travaux du Dr Russel Barklay, ça a changé ma vie, raconte Brigitte Racine. Même après tout ce temps, chaque fois que j’entends des parents me raconter les effets du 20 minutes dans leur relation avec leurs enfants, j’en ai des frissons. Je m’émerveille qu’une chose aussi simple que du temps donné puisse à ce point métamorphoser une dynamique familiale. »
Offrir un temps d’exclusivité
Le 20 minutes, c’est un temps d’exclusivité qui permet de répondre en 20 minutes aux 5 besoins fondamentaux de l’enfant :
- le besoin d’aimer et d’être aimé : on consacre ce temps exclusivement à son enfant, un enfant à la fois. Cette période de temps est inconditionnelle.
- le besoin de sécurité : on ne répond ni au téléphone ni à la porte. L’enfant sait qu’il peut compter sur notre attention totale, jusqu’à la sonnerie du minuteur.
- le besoin de compétence : on dit des paroles positives et encourageantes à son enfant (« Tu te débrouilles super bien dis-donc ! » , « J’aime jouer avec toi »)
- le besoin de liberté : c’est l’enfant qui choisit le jeu et qui définit les règles. Pendant 20 minutes, c’est lui qui décide (en dehors des règles de sécurité et du respect bien sûr)
- le besoin de plaisir : on prend le temps de s’amuser, tout simplement… C’est la thérapie par le jeu.
« Le 20 minutes a quelque chose de magique, poursuit Brigitte Racine. Il est clair que je ne pourrais pas gagner ma vie par des consultations individuelles : dès qu’ils mettent le 20 minutes en pratique, les parents qui me consultent voient fondre les problèmes de discipline et annulent dans la foulée leur deuxième rendez-vous ! »
Pour Brigitte Racine, la pratique du 20 minutes sécurise les enfants. Ils savent que rien ni personne ne va interrompre ce temps d’exclusivité. Au fil des ans, les enfants vont donc commencer à se confier davantage, parce qu’ils savent que pas même le téléphone ne va interrompre ce moment à part : « Un papa m’a raconté qu’en décembre, son fils de 8 ans a commencé à lui raconter que depuis la rentrée scolaire, on l’intimidait à l’école. Comment se fait-il que ce garçon ait attendu 3 mois pour se confier ? Mon interprétation est la suivante : depuis que ce garçon voit son père s’installer près de lui avec le minuteur, il sait qu’il a du temps devant lui, qu’il bénéficie une écoute exceptionnelle : son coeur s’ouvre alors de manière toute naturelle.
Les parents qui ont instauré cette pratique dès l’enfance confirment que plus tard, leur adolescent se confie de façon plus profonde, car il sait qu’il bénéficie d’un espace de parole privilégié. Et cela fonctionne même avec les bébés dont on remplit le réservoir d’attention : ils savent ensuite s’occuper seuls pendant un long moment. Le principe est toujours le même : par ces temps d’exclusivité, on entre dans le monde de l’autre. »
« Je voulais être en paix avec moi-même »
« Quand je suis devenue mère, il existait si peu de ressources pour les parents… L’un des seuls livres que j’avais étudié à l’époque s’intitulait Tout se joue avant 6 ans. Or au moment où j’avais découvert ce livre, mes enfants avaient dépassé cet âge : autant dire qu’il ne semblait pas y avoir d’espoir. Pourtant, j’étais déterminée : je ne voulais tellement pas répéter ce que mes parents avaient fait avec moi ! J’ai été une adolescente très défiante. Issue d’une fratrie de 9 enfants, j’ai eu des parents très sévères, dont les intentions étaient louables mais qui utilisaient des moyens punitifs, qui m’ont beaucoup affectée. Je savais que je ne voulais pas agir de cette façon avec mes enfants. Je me suis engagée envers moi-même à trouver d’autres méthodes, et tant que je ne les aurai pas trouvées, à continuer à chercher. J’étais persuadée qu’il existait quelque part des moyens d’être sereine en tant que mère. Je voulais être en paix avec moi-même : me sentir bienveillante et en même temps assez solide pour mettre des limites claires à mes enfants. »
À l’époque, devenir conscient de sa parentalité était à la fois précurseur et très demandé : « Dans le centre local de service communautaire au sein duquel j’exerçais le métier d’infirmière, poursuit Brigitte Racine, j’ai pu suivre la formation du Dr Barklay puis animer cet atelier pour les parents. J’ai finalement pris une année sans solde pour bâtir mes propres ateliers, à partir des ressources qui me paraissaient les plus applicables. Rapidement, j’ai commencé à former des gens à transmettre eux aussi cette approche. » Aujourd’hui, Brigitte Racine voyage au Canada, en Europe et jusqu’à la Martinique, dans l’espoir de transmettre le flambeau de son approche, baptisée Educoeur, à un maximum de formateurs. Elle termine également la rédaction de son quatrième livre, à destination des enseignants. Avec toujours le même postulat : nous n’avons rien de plus précieux à offrir que du temps.
La priorité : trouver du temps
« Mon fils et ma belle-fille ont 33 et 34 ans. Je côtoie leurs amis. Avant la pandémie, j’allais régulièrement chercher mes petits-enfants à la crèche. Beaucoup de jeunes parents me consultent également pour trouver des solutions dans leur relation avec leurs enfants : mon constat est que pour votre génération, la difficulté à trouver du temps pour leurs enfants est le défi numéro un. »
Lorsque je lui demande comment trouver du temps pour le 20 minutes, Brigitte Racine me rappelle le “Fait vaut mieux que parfait” : un seul 20 minutes par semaine, c’est déjà mieux qu’avant.
Elle suggère ensuite de faire un gros tri dans nos priorités : « Où est-ce que vous allez couper ? Aux parents qui viennent me voir, je prescris d’oublier le ménage et la poussière pendant au moins deux semaines, afin de goûter aux bienfaits de ces temps de qualité partagés avec leurs enfants. Idem pour la cuisine : aujourd’hui, il existe d’excellents traiteurs santé. Je prescris à ces parents de se donner, au moins 2 fois par semaine, congé de repas. »
En tant que grand-mère, Brigitte Racine montre l’exemple : « Il y a deux ans, j’ai eu un cancer dont je suis guérie aujourd’hui. C’est à cette période que j’ai décidé de me rapprocher de mes petits-enfants. Je vis désormais à 5 minutes de chez eux. Mais ces derniers temps, à cause du virus, mon fils étant urgentologue et ma belle-fille travaillant auprès de personnes âgées, je ne peux avoir aucun contact avec mes petits-enfants. Évidemment, j’adore faire des 20 minutes avec mes petits-enfants et ça me manque. Mais ma manière de leur apporter mon soutien, c’est de cuisiner des plats pour eux. C’est ma façon d’imaginer que lorsque mon fils et ma belle-fille rentreront du travail le soir, il n’auront qu’à mettre le plat au four et offrir à leurs enfants 20 minutes de qualité. »
Sur l’ordonnance figurent également des sorties en couple, sans enfants à charge. C’est la fameuse métaphore des masques dans les avions : surtout, prenez votre dose d’oxygène avant de tenter de venir à l’aide de vos enfants. Brigitte Racine insiste : « Il est essentiel pour les parents d’apprendre à satisfaire leurs propres besoins en priorité. Parmi les parents qui viennent me consulter, nombreux sont ceux dont les besoins personnels étaient tellement insatisfaits qu’ils s’étaient totalement perdus dans leur rôle de parent. Nombreux sont ceux également qui sont au bord de la séparation, leurs besoins de couple étant tellement insatisfaits qu’ils se sont éloignés presque irrémédiablement de leur conjoint. »
Aussi, en tant que parent, il est essentiel de savoir dire à nos enfants que nous aussi nous en avons besoin, de notre 20 minutes : « Tu as eu ton temps, maintenant moi j’ai besoin d’aller marcher, j’ai besoin d’être seule, j’ai besoin de 20 minutes de silence. »
« Il n’y a pas de solution magique. »
Aujourd’hui sur les réseaux sociaux, la parentalité bienveillante frise souvent l’injonction. Or pour Brigitte Racine, la perfection n’existe pas : « Être un parent bienveillant quand je rentre à 18h, quand j’ai un petit qui pleure et qui veut être dans mes bras, un repas à préparer, un grand qui doit faire ses devoirs ou qui réclame mon attention en faisant des bêtises… c’est parfois tout simplement impossible. On est des humains, on ne peut pas tout être, on ne peut pas tout faire. Mais il reste toujours quelque chose : le coeur. Parlez avec votre coeur. Dites ce que vous ressentez, tout simplement : “À ce moment précis, j’aimerais tellement pouvoir me diviser en 3, pouvoir être 3 mamans, une pour chacun. J’aimerais que vous puissiez chacun avoir un morceau de mon coeur pour vous tout seul. Je suis juste une maman, une humaine, j’aimerais tant répondre à tous vos besoins tout de suite, mais là je n’y arrive pas, j’élève la voix, je n’aime pas ça, j’aimerais tellement avoir une baguette magique pour être disponible pour vous tous en même temps. Je ne sais pas comment faire. Avez-vous des idées, les enfants ?” »
À propos de la parentalité imparfaite, Brigitte Racine le répète : « Mon plus grand choc en tant que maman a été de réaliser que je ne pourrai jamais être une maman parfaite. Les dernières décennies, j’ai suivi et donné des tas de formations en parentalité. Cela n’a pas fait de moi une maman parfaite, au contraire : cela m’a aidé à être davantage moi-même, à accepter mon imperfection, à donner le meilleur de moi-même certes, mais dans le but de devenir meilleure, non parfaite.
Je suis pas une maman parfaite, parfois ça dérape, parfois ça déraille. Voilà pourquoi je suis très attachée à la notion de réparation : c’est humain d’être un parent imparfait, c’est humain d’élever la voix, c’est humain de laisser une émotion nous submerger. Parfois, on n’est pas fier de nous : on peut toujours regarder comment réparer. Qu’est-ce qui pourrait faire du bien à la relation ? Comment je vais faire en sorte que cela n’arrive plus ?
Lorsque mon enfant entend ça, il respire : “Mon parent n’est pas parfait, ce qui signifie que je n’ai pas besoin de l’être non plus. De la même manière qu’il m’aide à me corriger quand je fais des erreurs, mon parent est capable de se corriger aussi, de compenser ses torts, d’apprendre, de s’améliorer avec humilité.” »
Juste avant de raccrocher, Brigitte Racine sort un carnet et un crayon : elle y note le prénom de mes enfants. Elle sera ravie de connaître leur nom, quand elle pensera à eux — et quand elle me demandera des nouvelles de nos 20 minutes ! Je quitte l’entretien énergisée par cette femme déterminée et au sourire contagieux, touchée par son coeur de mère et de grand-mère fabuleusement imparfaite, et motivée plus que jamais à dégainer mon minuteur pour passer 20 minutes de qualité avec chacun de mes enfants.