Enfant, rien ne me mettait plus en rage que lorsque mes frères se liguaient contre moi. Leur truc, c’était de profiter des moments où je lisais tranquillement dans ma chambre, pour monter des sales coups anti-soeur.
Je me souviens bien de ce jour où comme souvent, j’étais posée sur mon lit, juste en-dessous d’un grand Velux par lequel j’adorais regarder passer les nuages — quand le vent soufflait fort, j’avais l’impression que c’était la maison qui voguait. Cette fenêtre de toit était installée juste au-dessus de notre lit superposé, si haut qu’on utilisait une tringle en métal pour l’ouvrir et la fermer.
Paisiblement installée sur mon lit, je devais donc être en train de lire ou de rêvasser, quand une fois de plus, mes frères ont déplacé discrètement un meuble derrière la porte de ma chambre, afin de m’y enfermer — dans le but totalement avoué de me faire ch*. Ce qui m’énervait le plus, ce n’était pas tant le fait d’être enfermée dans ma chambre que le fait de les entendre glousser derrière la porte.
J’étais dans l’incapacité totale de supporter qu’ils se foutent de ma gueule.
Qu’ils m’enferment dans ma chambre, qu’ils m’inventent un surnom pourri ou qu’ils me disent que “les femmes n’ont qu’à faire la cuisine” lorsque je voulais jouer avec eux dans la cabane au fond du jardin, j’ai passé des heures à nourrir de la rage envers mes frères.
Cette rage était amplifiée par mon incapacité à me défendre : le seul moyen de régler ses comptes étant la bagarre, je n’étais physiquement pas au niveau pour les envoyer bouler. S’il ne l’excuse pas, ce sentiment d’impuissance grandissant explique sans doute mon geste : ce moment où j’ai frappé mon grand frère avec la barre de fer du Velux. Je ne l’ai pas raté : en plein dans l’arcade, je lui ai fait pisser le sang.
C’était il y a plus de 25 ans, et quand j’y repense, j’ai encore des relents de honte.
Non pas la honte d’avoir frappé mon frère avec une barre de fer (c’était bien mérité, mouahaha), mais la honte, le lendemain matin, de devoir expliquer cette soudaine agressivité dans la cour de récré de l’école communale. Loin de se laisser abattre, mon frère arborait fièrement ses points de suture devant les maîtresses incrédules : “Qui est-ce qui t’a fait ça ? Hélène ? La petite Hélène ? Impossible !”
Ce qui m’a rendue dingue dans cette histoire, c’est de me faire prendre en flagrant délit de rage. J’avais une image de gentille fi-fille à conserver, or l’épisode de la barre de fer a confirmé à toute la cour de récré que j’étais loin d’être un ange.
Ma façade de fille douce et parfaite, je l’ai bâtie consciencieusement pendant des années.
Mais à plusieurs reprises, j’ai craqué, et de manière violente : en bousillant l’arcade de mon frère, et plus tard en giflant un copain de lycée devant toute la classe, en raccrochant au nez d’une amie ou en insultant mon mari.
C’est la fameuse cocotte minute qui ne sait pas réguler la pression : je n’ai jamais appris à évacuer ma colère, ma frustration, mon agressivité. J’ai appris à les garder à l’intérieur, pour éviter la confrontation, jusqu’à ce que ça pète et que je meure de honte devant ma famille, mes profs ou mes amis, qui n’auraient jamais imaginé la douce Hélène, celle qui rêvasse en regardant les nuages, capable de déverser autant de rage avec autant d’intensité.
Tout cela ne faisait que nourrir mon impression d’être une victime
C’était franchement injuste de passer pour la méchante alors que ce n’était pas moi qui avais lancé les hostilités ! Aujourd’hui, je réalise que j’ai longtemps été jalouse de mon frère ou des mes amis qui en fait étaient juste détendus, qui savaient s’amuser, jouer, rigoler… Ils savaient se laisser taquiner sans prendre la mouche, tandis que j’étais la psychorigide de service, ultra susceptible et incapable de gérer sa pression intérieure.
Le diagnostic de comportement “passif-agressif” est tombé il y a quelques années, pendant ma première thérapie. Depuis, je revisite mon histoire et j’apprends, petit pas par petit pas, à accepter que le conflit fait partie des relations, à exprimer un peu plus sainement ma colère, à évacuer la pression avant que la cocotte-minute n’explose.
Il n’y a pas de formule magique pour sortir de ces comportements passifs-agressifs.
Il s’agit avant tout de s’aimer assez pour prendre la responsabilité de ses propres émotions, et sortir du rôle de victime. Et puis, avoir le courage ordinaire de dire ce qu’on pense, au risque de passer pour une méchante.
L’autre jour, j’étais face à un guichetier désagréable au plus haut point, qui me parlait avec un mélange de drague et de mépris. Quand j’ai commencé à manifester mon mécontentement, il m’a balancé : “Oh c’est bon, je rigole.” Je me suis entendue lui répondre avec fermeté et dignité, “Eh bien moi, ça ne me fait pas rire.” J’ai tourné les talons, tellement fière d’avoir osé dire ce que je pensais… sans pour autant frapper ce pauvre type avec une barre de fer^^