Nos enfants naissent sans notice,
de la même façon que nous sommes arrivés dans la vie de nos parents sans qu’ils aient appris à le devenir. Et pour certains, sans qu’ils aient eux-mêmes reçu des clés pour devenir parents à leur tour.
Avant de réaliser l’existence de cette transmission du “comment devenir parent” génération après génération, j’ai dû passer par quelques épisodes difficiles. Je me souviens notamment d’un soir où je suis arrivée au bout de ma capacité à prendre sur moi, pour une bêtise : demander à mon fils de 6 ans de passer aux toilettes avant de se coucher une fois, deux fois, cinq fois, dix fois, sans effet. Rester calme devenait un défi insurmontable, j’en suis même arrivée à craindre de perdre le contrôle de moi-même.
Jusqu’à ce que sa petite voix, sortant des toilettes, percute mes oreilles :
— En fait, j’aurais pas dû naître, ça aurait zété boucoup plus simple ! ».
Mon cœur rate un battement, mon ventre se noue. Quoi, un enfant de 6 ans est capable de ressentir cela ? Ma colère redescend illico et j’entre dans ce lieu de discussion que sont (aussi) nos lieux d’aisance. Je me plante devant lui, me mets à genoux pour être à sa hauteur et je cherche son regard. Entre deux « ploufs », je lui dis :
— Si tu n’étais pas né, j’aurais été la plus malheureuse des mamans.
— Pourquoi ? me demande-t-il alors. Je fais que des bêtises et tu fais que me fâcher…
Aïe… Je réponds une phrase toute faite que j’ai oubliée, certainement trouvée au hasard de mes tribulations sur des sites parentaux… Mais tout de même, sa question m’interpelle et sa détresse aussi.
Avec le recul, j’aurais aimé lui répondre :
— Pourquoi aurais-je été malheureuse ? Mais parce que tu es mon grand trésor ! Un si grand trésor dans un si petit corps. Tu ne fais pas de bêtises, tu apprends. Avec toute ta personnalité, parfois explosive, avec toute la richesse de ton monde intérieur qui prend tellement de place que tu oublies tout ce qui existe autour… Et moi aussi, j’apprends. J’apprends à naviguer sur la route, parfois houleuse, de ma maternité. J’apprends, comme un chanteur, à ajuster ma voix. Parfois je chante du rock alors que tu réclames une berceuse, parfois je chante une berceuse alors que tu réclames du heavy métal !
Et maintenant, la deuxième partie du problème : pourquoi est-ce que je me fâche tout le temps ?
C’est cet instant que choisit la petite fille que j’étais, celle qui vit toujours au fond de moi, pelotonnée au milieu de mes sombres souvenirs, pour intervenir. Elle me tire par la manche en murmurant :
— Tu te souviens ? Toi aussi tu te posais cette question, perdue dans le noir de ta chambre. Mais jamais tu n’aurais osé la poser à ta maman, tu te souviens ?
Je m’envole avec elle vers des souvenirs que je pensais oubliés, sa petite main dans la mienne comme fil conducteur.
Je me retrouve, trente ans plus tôt, à côté de ma maman, dans notre petit appartement.
Elle regarde par la fenêtre, des larmes roulant sur ses joues.
— Pourquoi t’es triste maman ? J’ai fait quelque chose de mal ?
— Non ma puce, j’ai juste un cil dans l’œil, c’est rien ! Va te laver les mains, on mange.
Je continue de la regarder. Je sais qu’elle me ment. Je sais aussi que ce n’est pas de ma faute, que dans sa tête, il y a trop de problèmes, que l’absence d’amoureux est difficile à gérer.
Je continue de la regarder, alors elle se fâche. Parce que je ne fais pas ce qu’elle me demande. Parce que je risque de mettre le nez dans son jardin secret.
Parce qu’elle a peur de perdre le contrôle et donc, de perdre pied.
Sa voix devient si rapidement colère, sans rampe de décollage, sans avertissement et moi, petit être timide, je cours faire ce qu’elle demande, avec mes questions et mes inquiétudes en suspens.
« Mais pourquoi ma maman fait rien que se fâcher tout le temps ? »
Ma maman, qui n’a connu de sa mère que des ordres, des coups et du travail, mais pas d’amour.
Ma maman, qui ne m’a jamais forcée à quoique ce soit, qui ne m’a jamais frappée, même pas donné de fessée.
Ma maman, qui m’a offert tout l’amour qu’elle pouvait et tout l’amour qu’elle aurait aimé recevoir.
Ma maman, qui a commis des erreurs avec ses paroles parfois violentes, parfois blessantes, ses paroles qu’elle utilisait autrefois comme bouclier et qui sont devenues des paroles épées.
Il m’a fallu vingt ans pour comprendre que ces paroles-là ne m’étaient en réalité pas destinées.
Qu’elles fusaient de sa bouche chaque fois qu’elle craignait de perdre le contrôle, qu’elle s’accrochait à elles comme à une bouée parce qu’elle m’avait offert tellement de son cœur, elle passait tellement de temps à fabriquer de l’amour à partir de rien, que la petite fille en elle s’épuisait parfois.
J’avais aidé ma mère à dépasser son enfance douloureuse,
à grandir dans son rapport à la maternité, et aujourd’hui, en revenant dans mon présent, je me rends compte que mon fils m’aide lui aussi à dépasser mes peurs, mes blocages, et à grandir.
Ce même soir, après lui avoir lu son livre de la Pat’Patrouille, je le prends dans mes bras. Je le serre fort, de tout mon cœur, de tout mon amour et je lui demande pardon.
Je pense à ma voix, parfois, qui s’emporte. Oui, parfois, face à lui, face à son petit caractère bien trempé, j’ai peur de ne pas être à la hauteur. De ne pas être assez adulte et de ne pas lui offrir les bonnes clés pour naviguer dans ce vaste monde.
De tout cela, de toutes mes pensées, je lui dis seulement que, sans lui, ma vie serait bien grise. Il apporte des milliers de couleurs dans mon cœur. Alors nous parlons d’arc-en-ciel, d’oiseaux du paradis et d’un monstre tout barbouillé qui aurait bien besoin de ranger ses émotions…
Je comprends aujourd’hui que mon fils, lorsqu’il nous éclabousse de colère, lorsqu’il extériorise toutes ses émotions négatives, bouscule la petite fille très réservée que j’étais, celle qui n’osait pas faire de vagues. Je comprends surtout que j’ai réussi, sans vraiment m’en rendre compte, à créer un climat où il se sent assez en confiance pour laisser sa colère s’exprimer. Même si je suis toujours obligée de me fâcher pour qu’il daigne enfin faire ce qu’on lui demande !
Mais je sais que nous grandissons ensemble, au même rythme,
et qu’un jour nous nous trouverons sur un pied d’égalité. Comme nous le sommes, aujourd’hui, avec ma propre mère. Parce que c’est ainsi.
Alors oui, et mille fois oui, nos enfants nous font grandir ! Comme nous avons fait grandir nos parents.
Ce texte nous a été transmis par une fabuleuse maman, Ariane.