Dans le long cortège de ceux qui attendent, je les vois : un couple et leurs deux enfants, un garçon et une fille. En fait, on ne voit et on n’entend qu’eux. Ou plutôt, on n’entend que lui, le garçon. Il doit avoir 7 ans et hurle qu’il veut rentrer tout de suite dans l’aquarium, qu’il ne veut pas attendre. Il se roule par terre et tape son père qui essaie tant bien que mal de le calmer.
De temps en temps, il l’insulte, aussi.
La mère, elle, semble absente et tient mollement la main de sa fille, qui doit avoir 5 ans. Leur silence à toutes les deux tranche avec la situation de crise qui se déroule juste sous leurs yeux.
Et puis, juste entre cette famille et la mienne, un jeune couple avec un landau. L’image parfaite de jeunes parents pour qui tout paraît encore “facile”. Leur bébé babille gentiment et les gave de sourires.
Bref, une scène d’après-midi de vacances classique : certains parents semblent épuisés, tandis que d’autres paraissent “remplis” de leur parentalité, comme contentés par la chance que la vie leur a offerte en leur confiant un petit être souriant et gazouillant.
Soudain, je l’entends. Cette phrase, lâchée par la maman du petit bébé juste derrière mon épaule :
« Alors là, pas question qu’elle nous pique des crises comme ça quand elle sera plus grande, hein ! Ça va pas se passer comme ça, chez nous ! »
Son compagnon lui sourit, tout en jetant des regards interrogateurs et inquiets vers le garçon qui se roule par terre à moins d’un mètre de ses pieds. Malgré toute ma bienveillance pour ce jeune couple, je ne peux m’empêcher de penser :
« En fait, vous n’en savez rien…»
Je ne sais pas si leur bébé, quand il aura passé la barre des 18 mois, piquera des crises mémorables et les gratifiera d’un Terrible two bien costaud. Je ne sais pas si ce couple traversera les vicissitudes de la parentalité avec facilité, se « laissera mener par le bout du nez » ou devra consulter pour énurésie quand leur enfant aura 6 ans.
Je ne sais pas non plus si ce joli bébé est si facile que cela, s’il a des reflux, des coliques, ou s’il fait ses dents. J’ignore aussi si sa naissance fut facile, ou encore si elle a été attendue longtemps par des parents que l’on disait infertiles.
Par contre, ce que je sais, c’est que ce garçon, dans la file d’attente, ne fait pas “juste” un caprice. Que son père, qui tente de le prendre dans ses bras calmement, n’est pas “juste” permissif. Qua sa mère, qui regarde ailleurs en tenant sa fille par la main, n’est pas “juste” dépassée ou défaillante.
Elle a très certainement passé tout l’été à se ronger les sangs en se demandant comment se passerait la rentrée. Elle a peut-être relancé la MDPH* tous les 10 jours afin de savoir si son fils aurait bien une personne à ses côtés en classe à la rentrée, pour l’aider à se concentrer et faire en sorte que les crises s’espacent. Quant au papa, désarmé devant la fatigue de sa femme, il prend le relais, vaillamment. Et tente par tous les moyens de faire en sorte que les crises de son fils affectent le moins possible ces vacances familiales, organisées dans l’espoir que chacun puisse souffler après l’épreuve du confinement.
Sans savoir ce qui se passe exactement chez ce petit garçon, je sens simplement qu’il ne PEUT pas rester calmement dans la file d’attente. Que la musique est trop forte pour lui. Qu’il y a trop de monde autour de lui. Que la frustration est trop forte.
La file avance mais reste encore longue devant nous. La frustration monte aussi chez l’un de mes garçons, qui commence à s’agiter. Au lieu de le retenir et de tenter de le garder bien calme pour ne gêner personne, je choisis de le laisser s’impatienter.
Je choisis de montrer à cette famille qu’elle n’est pas seule.
Sans bien savoir ce qui se joue dans cette famille, je sens simplement que je ne suis pas dans le camp de ceux qui savent. Je suis dans le camp de ceux qui galèrent, qui doutent, celui de ceux qui rient, qui délirent, qui tombent, qui se relèvent, qui sont fatigués, qui sont plein d’énergie, qui se trompent et font différemment la fois d’après.
Je ne suis pas non plus dans le camp de ceux qui jugent un peu hâtivement la phrase d’une jeune maman excédée par le comportement d’un enfant qu’elle ne sait pas décrypter. Peut-être que cette maman a tout simplement passé une sale nuit, que son bébé a pleuré toute la journée et que ce « Chez nous, ça sera différent » est un petit cri du coeur pour tenter de reprendre le contrôle.
En fait, nous ne contrôlons rien, et surtout pas nos enfants.
Par contre, nous pouvons agir sur nos pensées. Là, tout de suite, dans cette file d’attente, je pense que je me sens moins seule pour une fois (à avoir un enfant qui fait des crises), mais surtout que j’aimerais faire en sorte que ces deux familles se sentent moins seules, elles aussi. Alors, juste au moment de payer les billets d’entrée – enfin ! -, je me retourne, et j’adresse un sourire au jeune couple et à leur joli bébé, et un autre, encore plus appuyé, à cette famille épuisée.
* Maison départementale des personnes handicapées