Pour mes trente ans, alors que nous vivions à cette époque en Grèce, je m’étais offert à moi-même cinq magnifiques plants d’hortensia, mes fleurs préférées. Elles ont pour moi le parfum humide de ma Bretagne, ou celui de ma grand-mère, qui les aimait tant. Ces fleurs me fascinent par leur couleur, du rose fuchsia au bleu cendré, qui dépend de la qualité du sol. Si le sol est fait d’ardoise, la plante virera au bleu. Et il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Mon mal du pays m’avait fait oublier ce léger détail. Après deux mois sur mon balcon exposé à l’implacable soleil grec, ils étaient totalement carbonisés. Ils se sont longtemps étiolés sur mon balcon, cuisant rappel de mon cadeau d’anniversaire raté, et ne sont jamais repartis.
Et pour cause : je demandais à ces hortensias de se développer dans un lieu très loin d’être adapté à leurs besoins.
Mes hortensias m’ont cependant appris quelque chose :
si ce n’est pas au bon endroit, ça dépérit.
Nous sommes toutes comme mes hortensias : magnifiques, aux couleurs uniques et flamboyantes. Il nous faut juste pour nous épanouir un endroit bien particulier, où trouver l’eau et le soleil dont nous avons besoin pour nous ressourcer. Sinon… eh bien, sinon nous finissons toutes cramées, nous aussi. Desséchées, fanées. Le destin funeste de mes plantes nous invite à nous poser une question :
Quel est l’endroit dont j’ai besoin, moi, pour (sur) vivre ?
Aristote, philosophe grec du Ve siècle av. J.-C., observe qu’ici-bas, tout est toujours en perpétuel mouvement, sans repos, cherchant en permanence à fuir l’endroit où il se trouve. Le monde du repos total, de l’immobilité, où les choses sont toujours à leur place, c’est le monde divin, parfait. Le monde humain, lui, est marqué par cette tension interne : tout bouge, tout est soumis en permanence à l’instabilité… à moins de trouver son « lieu propre ». Le lieu propre, locus amoenus en latin, c’est le lieu agréable, le lieu charmant, le refuge qui protège des tempêtes.
C’est le lieu où il fait bon vivre et où l’on se retrouve soi-même.
Lorsqu’une chose trouve le lieu qui lui est propre, dit Aristote, elle échappe enfin à ce mouvement perpétuel, à cette fuite en avant qui la pousse à toujours chercher ailleurs. Lorsqu’une chose est dans son lieu propre, en bref, elle est enfin au repos, elle n’est plus inquiète. Trouver son lieu propre, c’est donc pour Aristote devenir semblable au divin, s’extraire du cours des choses si changeant et éphémère, pour avoir un aperçu de ce qui est stable, durable, essentiel.
Pour le dire de façon plus simple, ce n’est que lorsque je suis dans un lieu qui me permet de me retrouver, qui m’offre le calme et le repos, que je peux m’extraire du tourbillon de mon existence, pour goûter un moment de paix et de tranquillité. Ce n’est que dans mon lieu propre que je cesse de courir, pour m’élever au-dessus des tracas du quotidien et goûter l’existence.
Pour se retrouver soi-même, il ne faut pas que du temps, il faut un lieu.
Ce lieu propre d’Aristote, c’est au fond le « coin sacré » dont parle souvent Hélène Bonhomme. Suivant son conseil, j’ai créé chez moi ce « coin sacré » où je peux me retrouver. Mon lieu propre, ce n’est pas un lieu rêvé et inaccessible, c’est le lieu possible et à ma portée. N’ayant malheureusement pas la possibilité d’avoir une pièce rien que pour moi ni un refuge bucolique au milieu du jardin, j’ai simplement aménagé un petit espace dans ma chambre, constitué d’un fauteuil confortable tourné vers la fenêtre. Juste à côté, j’ai mis une petite étagère avec quelques livres inspirants (pas trop — sinon j’angoisse de voir tout ce que je n’ai pas lu !). Posée sur l’étagère, une statue de Socrate qui, de son regard grave, semble me répéter cette phrase qui lui était chère : « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue ». Et un petit bouquet de lavande — parce que la lavande, contrairement aux hortensias, sent bon même desséchée !
Et toi, chère Fabuleuse, as-tu essayé d’avoir un lieu rien que pour toi,
qui t’invite à t’extirper du tourbillon permanent et de la course perpétuelle ? As-tu expérimenté que, pour prendre du temps pour soi, il fallait avoir trouvé un lieu qui t’y invite ? Essaie ! Et tu verras que, trouver son lieu propre et s’y rendre, c’est prendre de la hauteur sur sa vie et se risquer à goûter le plaisir d’exister !