Lorsque je suis tombée enceinte pour la première fois, il y a plus de huit ans, j’ai vécu pendant neuf mois une expérience qui m’a profondément bouleversée. J’étais fatiguée, épuisée. Je dormais tout le temps, et je marchais de plus en plus péniblement.
Mon corps est devenu plus lourd.
Mais dans le même temps, j’ai senti que mon corps était animé d’une vie nouvelle, je me suis sentie beaucoup plus incarnée, et reliée aux choses. Le parfum du monde me chatouillait les narines comme jamais – retournant mon ventre par la même occasion. J’étais beaucoup plus tactile, aussi, ce qui a permis un renouveau de notre intimité corporel, à mon conjoint et moi. Et puis un jour, j’ai senti quelque chose bouger au-dedans de moi. Quelque chose – ou plutôt quelqu’un.
Cette expérience a été totalement désarçonnante. Je me suis rendue compte qu’il fallait parler en philosophe de cette expérience charnelle incroyable, de laquelle nous venons tous.
Pourquoi penser la grossesse ?
C’est ce que je m’efforce de faire dans mon livre qui vient de sortir, après 7 ans de travail : Un corps pour deux, petite philosophie de la grossesse (ed. Desclée de Brouwer).
Ce que j’ai découvert, c’est que la grossesse nous concerne toutes
: même celle qui n’a pas d’enfant attend de son propre corps qu’il soit capable d’en porter un autre. L’autre peut surgir du dedans : nos corps de femmes sont perméables au monde, là où le corps de l’homme est irrémédiablement séparé de l’autre : pour lui, l’autre est toujours devant, dans la distance – du moins depuis sa mise au monde. Et dans la grossesse, chose très surprenante, la femme n’est « ni une, ni deux » (Imogen Tyler) : mon corps n’est plus exactement seulement mon corps, et il n’est plus la frontière qui me sépare de l’autre.
J’y ai découvert aussi que le corps des femmes est un corps non pas seulement procréatif, mais qu’il est le modèle même de la création, puisque quelque chose de radicalement nouveau jaillit et vient à l’être, en se tissant au-dedans de nous.
Car la création « suppose de savoir se laisser dépasser, transformer par autre chose que soi, pour produire quelque chose de radicalement nouveau » (Un Corps pour deux, p. 145).
Penser la grossesse, c’est aussi repenser complètement la manière de percevoir notre existence.
Car nous n’avons pas poussé dans les choux, et nous ne sommes pas non plus venus dans le bec des cigognes. Nous venons tous d’un corps de femmes, avec qui nous étions comme un. «Originairement, l’être est d’abord dans le lien, dans la quasi-fusion ; il est accueilli par un hôte qui lui laisse toute sa place. C’est la générosité corporelle d’un autre qui nous a permis d’exister » (Un Corps pour deux, p. 50).
Penser la grossesse, c’est donc tenter de mettre des mots sur ce qui se joue de totalement incroyable pendant neuf mois, dans nos propres entrailles.
C’est aussi penser une expérience qui nous marque durablement – car le lien entre sa mère et son enfant ne se coupe pas totalement avec le cordon ombilical. Il reste comme un « lien invisible » (E.M. Simms), qui se tisse entre nos corps, comme le lait en témoigne lorsqu’il y a allaitement.
Penser la grossesse, c’est finalement nous permettre d’éprouver de la gratitude pour nos corps de femmes, ces corps créatifs, qui peuvent tisser un autre depuis le-dedans, un autre avec qui nous sommes ensuite irrémédiablement liées. Car l’autre qui s’invite en nous fait changer notre corps, et tout le reste ensuite. C’est aussi penser ce que la maternité nous apporte, en plus de l’enfant, elle transforme notre existence et notre rapport au monde, elle nous recentre sur l’autre et sur l’essentiel.
Chère Fabuleuse, ton corps de mère a fait des merveilles. C’est par ton corps qu’un nouvel être est venu au monde.
Ton corps est fabuleux. Il est temps d’oser le penser !
