« Rebecca, il m’a fallu tant d’années pour que le déclic se fasse, pour que je comprenne et ose sortir du rôle qui était assigné aux femmes de ma famille. J’aurais tellement aimé transmettre ce changement à ma progéniture, leur montrer, le vivre. Je voulais leur passer un relais tout neuf mais je n’aurai jamais ces enfants. »
Dans ses mots, dans les yeux de mon amie se lisent l’un après l’autre la fierté de la victoire, la joie et puis la résignation. Que dire ? Être le miroir de ces émotions et puis se laisser étonner, lui glisser un :
« Mais tu le transmets déjà, autour de toi dans tout ce que tu fais, ton héritage n’est pas perdu. Tu le donnes généreusement à travers tes écrits, tes conversations, ta manière de vivre. Tu nous le donnes. »
Elle me sourit, franche, vraie, vulnérable et forte à la fois.
Ce n’est pas la même chose mais elle « fait avec ». Elle est une de ces femmes fabuleuses de mon entourage qui aurait aimé être maman mais qui ne l’est pas. Elle est une de ces femmes fabuleuses qui sont mères sans l’être. Qui sont comme des mentors, qui donnent vie et qui maternent à leur manière et au quotidien.
Leur héritage est si précieux.
Certaines d’entre elles n’ont jamais voulu donner la vie, d’autres n’ont jamais pu, certaines ont peut-être même perdu plusieurs fois cette petite vie prometteuse qui s’était logée en leur corps.
- Elle s’appelait Hélène, c’était ma grande-tante de Suisse, la dernière encore en vie. Lorsque ma grand-mère est décédée, bien trop jeune, ses sœurs ont pris le relais auprès de ces 3 enfants dont le père était perdu devant la tâche. Et ces sœurs célibataires, qui faisaient tourner la ferme familiale avec leur force et leur ingéniosité, n’ont pas hésité un instant. Leur héritage se lit dans la vie de ma maman. Ces femmes ont donné, aimé, soigné, partagé, élevé, soutenu, sans compter.
- Elle s’appelait Lisa et c’était mon amie, mon amie la plus âgée. Je l’ai rencontrée alors qu’elle avait déjà 84 ans. Elle avait vécu la guerre, perdu 2 époux et fait 3 fausses couches. Elle ne cachait rien de son histoire et pourtant, habillée de jeans blanc troués, maquillée, cheveux colorés au vent, elle arpentait la vie avec gratitude, bonne humeur et tricotant des chaussettes en laine pour toute la ville. L’amertume et le regret n’avaient pas eu raison d’elle et c’était la plus cool des « Mamie » que j’ai connue, celle qui vous fait dire : « Moi aussi je voudrais être comme elle ». Son héritage est la gratitude qu’elle m’a appris à chérir et qu’elle transpirait à chaque instant, et malgré tout.
- Elle s’appelle Pétra et, éditrice, elle a donné naissance à une série de livres à succès, qu’elle publie avec motivation et beaucoup de savoir-faire depuis 20 ans. Son impact dans ma vie se décline à travers ma participation à plusieurs de ces recueils de nouvelles. Elle m’a pris par la main, appris, montré, fait confiance. Son héritage est la confiance qui s’installe en moi quand j’écris une nouvelle, et ce, même si je l’écris en allemand.
- Elle s’appelle Oprah Winfrey et wow, quelle femme ! Elle s’investit depuis des décennies pour faire respecter les droits des enfants et a financé plus de 3 écoles en Afrique du Sud. Elle-même victime d’abus lors de son enfance, elle est devenue non seulement une voix qui se fait entendre mais aussi une vraie activiste qui fait bouger les choses. Son héritage est inscrit dans le parcours de vie de tant de jeunes filles.
Mais au fond, peu importe leur nom, elles ont été et sont toujours là, dans nos sociétés, dans nos vies, dans la mienne aussi et j’en suis tellement reconnaissante.
Des femmes dont les mains ne sont jamais restées vides et dont le cœur ne s’est pas enfermé dans l’amertume ou le regret (il y a des hommes aussi, ne vous y trompez pas).
Dans sa théorie du développement psychosocial, Erik Erikson parle des 8 crises de vie. Ces 8 crises sont des étapes de vie avec des enjeux particuliers, qui s’installent à des phases de vie spécifiques (petite enfance, adolescence, âge adulte,…). Dans cet article, je voudrais juste mentionner la « septième crise » dont Erikson a nommé la dynamique : « Générativité versus stagnation ». Il utilise le terme générativité pour évoquer le fait de « laisser une trace dans ce monde ».
Voici la question qui se joue dans cette phase :
« Ai-je réellement quelque chose à transmettre ? Est-ce que je m’investis dans les générations futures ? Est-ce que je peux avoir un impact positif sur mon environnement ? ».
Cette crise de vie n’est pas liée au fait d’avoir ou non des enfants, ni même au fait d’être une femme ou un homme.
Cette question met en évidence l’interaction que l’on entretient avec le monde.
- Nous sommes-nous déconnectés peu à peu du reste ?
- Avons-nous perdu notre curiosité et notre intérêt pour les autres ?
- Sommes-nous centrés juste sur nous-même ou sommes-nous restés dans une dynamique de partage, de contribution ?
- Que laissons-nous en héritage ?
C’est cette question que je lisais dans le visage de mon amie. À qui puis-je passer le relais ? Qui pourrait profiter de mes trésors si je n’ai pas d’enfant ? Pourtant, elle n’avait pas fermé ses bras autour de ses trésors pour les garder juste pour elle.
Et c’est ce que j’admire tant.
Elle a décidé de donner et transmettre autour d’elle ses trésors de vie et de sagesse, si durement gagnés. Et cet héritage est si précieux.
J’ai tant de mercis à donner à ces femmes, ces couples qui enrichissent avec générosité notre société de leur apport unique : ces mentors de nos vies, ces figures parentales qui retroussent leur manche pour s’investir dans la générativité (comme dirait Erikson).
Parce que l’on peut être mère sans avoir donné la vie, maternante sans que ce soit avec nos propres enfants, tuteur des autres pour les aider à grandir, défenseur des droits des générations qui nous suivent (ce qui est devenu tellement urgent dans le domaine de l’écologie par exemple). Et, même une chancelière, peut devenir à sa manière, la « mutti » (maman) de tout un pays.
Leur héritage est si précieux, n’est-ce pas ?
Fabuleusement unique !