Je me tiens devant ce petit tas de pierres blanches sur lesquelles affleure un rayon de soleil. Les mains dans les poches et le menton enfoncé dans mon écharpe, je reste immobile malgré le froid qui pénètre l’épaisseur de mon manteau. Le chant d’une mésange accompagne ce moment de recueillement que je m’octroie régulièrement depuis quelques mois.
Je vois souvent le gardien du cimetière m’observer de loin,
sous le préau de la petite maisonnette qui lui sert de bureau. Je le salue et il me salue, mais nous n’avons jamais échangé autre chose que ces mouvements de tête sobres et polis, à distance. Je me demande parfois s’il essaye de deviner qui je pleure et à qui je viens parler dans le silence de mon cœur.
Et puis, je m’interroge aussi sur ce que je serais en train de faire si mon bébé était encore là, s’il n’avait pas perdu la vie avant même de quitter mon ventre, quelques jours avant son terme.
Je suis une jeune maman, la trentaine et le cœur en berne.
Je me dis souvent que je n’ai rien à faire dans un cimetière. Quelle criante absurdité !
Si la douleur de son absence est toujours présente et ne s’effacera jamais, je constate qu’elle s’émousse avec le temps, qu’elle s’apaise, se pacifie. J’avais du mal à croire celles et ceux qui étaient déjà passés par là et qui m’en parlaient, qui me le promettaient.
« On te dira “Fais ton deuil”, mais on ne fait jamais le deuil de son enfant, ça ne veut rien dire ! me disaient-ils. On apprend juste à vivre avec. »
C’est vrai ça, qu’est-ce que ça veut dire, au juste, « faire son deuil » ?
Fermer les yeux et avaler sa salive sans rien dire ? Tirer sur le sparadrap d’un coup sec et passer à autre chose ? Intellectualiser la perte et tourner la page ? Faut-il seulement écouter toutes ces voix pétries de bonnes intentions qui pensent savoir mieux que toi ce qu’il te faut faire pour retrouver un équilibre, un alignement, dans cette vie qui vient d’être dévastée par le chagrin ?
Moi, la perte de mon enfant, je la vis dans mes os, dans mes tripes, dans ma chair.
Il vit en moi et l’amour que je lui porte est si explosif que j’en décoiffe même ceux à qui j’ose parler de lui, ceux qui auraient préféré ne pas poser de questions, ne pas se voir confrontés à la réalité dure et cruelle que vivent des parents endeuillés et qui reculent, pris au piège d’une conversation qu’ils se figuraient anodine lorsqu’ils l’ont engagée.
Quand la mort est-elle devenue un sujet si tabou ? Si je ne nie pas l’injustice incompréhensible de la mort d’un enfant, j’ai compris une chose si belle et si formidable qu’elle en a métamorphosé ma perception de l’épreuve que je traverse.
La mort fait partie de la vie, la vie fait partie de la mort.
Comme deux pièces d’un même puzzle, intriquées, complémentaires. Cela peut paraître trivial à dire car on sait tous qu’on mourra un jour. On nous l’a dit, on nous a prévenus.
Mais ce que la mort de mon enfant m’enseigne au quotidien,
lorsque le silence de son absence hurle dans sa chambre vide, que la résurgence de mon chagrin me scie la tête, le ventre, le cœur de manière inattendue, préférentiellement quand je m’y attends le moins, c’est que la finitude assurée de cette vie me pousse à vivre plus intensément chaque instant.
Car je ne peux maîtriser le timing de l’ultime finitude que sera ma propre mort.
Cette certitude m’invite à mettre en pratique la gratitude à cultiver au quotidien…
Prêter encore plus attention au chant des oiseaux au réveil, au soleil sur ma peau, aux petites attentions des uns et des autres qui prouvent l’amour que l’on se porte… Prêter l’oreille au rythme de ma respiration, au fait d’être vivante, encore debout, malgré tout.
Profiter de la vie et lutter pour continuer à en voir les merveilles quand tout s’est assombri autour de nous, c’est comme une étrange ambivalence, une déroutante chasse aux trésors pour ne pas perdre pied, pour ne pas perdre la raison, pour ne pas se perdre.
Bien qu’un vide intersidéral creuse ma poitrine à mesure que j’assimile au fil des mois, lentement, comme par capillarité, que mon bébé est mort, qu’il ne reviendra pas, que tout ce que nous avons rêvé, projeté, attendu, a volé en éclat, je prends conscience de ce temps qu’il me reste et me remets en marche pour en extraire la substantifique moëlle et l’habiter du mieux que je le peux. Même si je trébuche, même si rien n’est parfait. Je m’écoute et je loue mes efforts.
Je porte mon enfant dans l’intimité de l’amour que je lui voue, et je puise en lui la force, le courage et la résilience pour reprendre la route.
Un petit pas après l’autre.
J’apprends à me laisser traverser par mon chagrin, à l’accepter, à le vivre, pour ensuite tenter de le transformer, de le transcender pour en tirer quelque chose de beau, quelque chose de fort, quelque chose de précieux. À l’image du Kintsugi, cet art japonais qui sublime de poudre d’or les fissures d’un objet brisé, je porte fièrement mes cicatrices. C’est ma manière à moi de lui rendre hommage, de lui dire que je ne l’oublie pas, qu’il vit à travers moi et que son passage sur cette terre, bien que bref, aura compté plus qu’il n’aurait pu l’imaginer.
Une bourrasque de vent frais me tire de mes rêveries. Je réajuste le col de mon manteau, jette un coup d’œil à la mésange qui chante encore dans le pin à ma droite, souris puis me dirige vers la sortie. Une multitude de projets m’attend, à composer petit à petit, au fil de mes larmes, de mes doutes et de mes victoires.
Je suis sûre qu’il sera fier de moi.
Ce texte nous a été transmis par une fabuleuse maman, Marie Le Rouzic.