Je suis la plus jeune de quatre enfants : deux sœurs et un frère.
J’ai longtemps plaisanté en disant qu’être la plus jeune était synonyme d’être l’esclave des caprices de mes frères et sœurs.
Pour autant, j’ai été privilégiée à deux égards :
- Lorsque mes parents sont arrivés jusqu’à moi, ils avaient une idée de ce qu’ils faisaient, alors que ma sœur aînée et mon frère ont eu la malchance d’être des cobayes.
- J’ai eu la chance d’apprendre des erreurs de mes frères et sœurs et je me souviens clairement, à un âge précoce, d’avoir pris des décisions sur des aspects fondamentaux de ma vie grâce à leurs boulettes.
Même si je reconnais qu’il y a des avantages à être la plus jeune, j’ai toujours une relation assez difficile avec ma sœur Louise.
Louise n’a que trois ans de plus que moi, mais elle semblait toujours « s’en tirer » avec mes parents d’une manière qui m’échappait. C’était elle qui regardait la fin de l’épisode de « La Petite maison dans la prairie » avec son dîner sur les genoux alors que moi, je devais m’asseoir à table avec les autres membres de ma fratrie, (je suis vieille, donc c’était avant le streaming, avant les DVD et même avant les magnétoscopes, donc à ce jour, je n’ai toujours pas vu la fin de l’épisode en question !)
Lorsque je demandais à ma mère pourquoi Louise était si privilégiée, la réponse était « ta sœur ne va pas très bien » ou « ta sœur a eu des difficultés à l’école aujourd’hui », « ta sœur est asthmatique ». Mes tentatives de bénéficier du même traitement que ma sœur en invoquant des maux similaires ont été accueillies par des haussements de sourcils incrédules.
Je ne peux pas nier que maman avait raison
— je n’étais pas malade et je n’avais pas eu une mauvaise journée, pourtant, je voulais regarder la fin de « La petite maison dans la prairie » ! Cependant, il semblait toujours y avoir une explication au fait que le traitement de ma sœur était différent du mien et, en tant qu’enfant, je trouvais cela injuste. Pour le bien de ma mère (qui lira probablement ces lignes à un moment ou à un autre) je voudrais préciser que je ne me sentais pas moins aimée, mais pendant longtemps j’ai été perplexe et me suis posé la question « WHY? » (je suis anglaise).
Malgré un écart d’âge plus important, mon autre sœur semble avoir souffert à mon insu d’un sentiment d’injustice similaire.
Ce n’est que des années plus tard qu’elle tout clarifié pour moi avec une phrase toute simple :
« Eh bien Maman — on sait tous — Victoria a toujours été ton « Worry Child »
Un « Worry Child » est traduit comme étant « un enfant à soucis »,
mais je préfère conserver les mots en anglais pour m’assurer que la définition soit bien interprétée.
D’abord, cette phrase m’a fait comprendre que Louise n’était donc pas « la préférée » de ma mère, bien que cela ait pu sembler être le cas à mes yeux d’enfant.
J’hésite à dire que dans chaque famille, il y a un « Worry Child », mais j’en suis presque certaine.
Que tu aies deux ou trois enfants ou plus, le « Worry Child » est celui qui met ton instinct de mère en alerte rouge et où tu as le sentiment, au plus profond de toi-même, que quelque chose ne va pas, que quelque chose n’est pas tout à fait comme il devrait être avec cet enfant.
Il ne s’agit pas nécessairement de quelque chose de tangible ou de diagnostiquables (bien que parfois l’autisme ou un bon vieux « dys » viennent confirmer tes soupçons).
Souvent, il s’agit simplement du sentiment que la vie de cet enfant sera plus difficile que celle de tes autres enfants.
C’est l’enfant qui a du mal à se faire des amis ou à trouver quelque chose qui le passionne.
Celui qui ne s’intègre pas à l’école et qui n’est pas invité aux fêtes d’anniversaire. Ou celui qui est trop sociable, trop turbulent, qui ne semble pas capable de respecter les règles non écrites de comportement et de comprendre qu’il doit se ressaisir. Ou celui qui a une attitude nonchalante face à la vie et qui pense que l’Univers lui fournira ce dont il a besoin, qu’il fasse ses devoirs… ou non.
C’est celui qui attrape tous les rhumes et toutes les gastros (comme ma sœur), qui est asthmatique, qui a de l’eczéma, qui est allergique aux insectes, à la peinture, à la poussière, aux chats et qui ne peut pas partir en voyage scolaire ou faire du sport. C’est l’enfant qui se déplace constamment avec des béquilles ou dont les cheveux sont incoiffables, quoi que tu fasses. C’est l’enfant qui fait systématiquement des tâches sur son t-shirt quand il mange et arrive à l’école avec une moustache de jus d’orange.
Enfin, c’est l’enfant qui nous laisse avec des écureuils d’inquiétude — expression impossible à traduire — qui nous rongent la tête le soir avant de fermer les yeux. Comment fera-t-il s’il ne sait pas marcher ? S’il ne sait pas lire ? S’il ne comprend rien aux maths ? S’il rate son brevet ou son bac ? S’il abandonne l’université ? S’il ne trouve pas de travail ?
Et… comment s’en sortira-t-il quand moi, je ne serai plus là ?
Quand ils sont petits et fragiles et qu’ils apprennent leurs premiers pas ou leurs premiers mots, l’absence de « nous » dans la vie de nos enfants semble bien lointaine. Mais le temps nous rattrape à l’improviste et à une vitesse incroyable. En un rien de temps, ils ont 6 ans et sont au CP, ils ont 11 ans et sont au collège, 14 ans avec leurs premières copines ou premiers copains, avec hormones et boutons en prime, puis ils ont 18 ans et c’est le grand bac et ils ne savent toujours pas quoi faire de leur vie.
En fin de compte, notre rôle en tant que mère est d’aider nos enfants à nous quitter, de leur permettre de se forger leur propre vie — de s’éloigner de nous, mais, espérons-le, de nous revenir pour Noël, transformés et enrichis de toutes les bonnes choses de la vie :
des sorties avec de bons amis, des « stay-ins »* avec des amis encore meilleurs, leur propre studio, puis leur maison et leur jardin, leur propre partenaire et, un jour, peut-être même leurs propres enfants.
Au fond, notre crainte pour notre « Worry Child » est primitive et peut-être liée à notre propre mortalité : notre véritable préoccupation sous-jacente est que l’enfant pour lequel nous nous inquiétons ne sera pas en mesure de se débrouiller sans nous lorsque nous ne serons plus là.
Notre crainte est très certainement injustifiée.
À long terme, en tant que mères, nous nous efforçons de guider nos enfants et même si nous ne réussissons pas toujours à trouver des solutions, ils trouvent instinctivement leur chemin par eux-mêmes. Leur bagage n’est pas encore alourdi par l’âge et l’expérience, ils bénéficient de la légèreté de l’insouciance de la naïveté. Nos enfants sont souvent plus adaptables et capables de trouver leur propre voie que nous, qui traînons notre lourde valise. Ils sont pleins de ressources et la chose dont ils se souviennent, c’est du temps que nous leur accordons maintenant et non pas ce qui pourrait arriver ou arrivera dans le futur. En toute simplicité, c’est en étant nous-mêmes que nous les aidons à s’en sortir.
Quiconque lit ce texte a peut-être été, à un moment ou à un autre, le « Worry Child » de sa mère.
Tout ce que je peux dire, c’est que tu es là aujourd’hui et que tu as survécu.
*soirées à la maison
Ce texte nous a été transmis par Katie, une fabuleuse maman anglaise que tu peux retrouver sur sa page Linkedin