Aimer cet enfant qui n’est pas de moi - Fabuleuses Au Foyer
Vie de famille

Aimer cet enfant qui n’est pas de moi

Rebecca Dernelle-Fischer 23 janvier 2020
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Septembre 2012.

Jeudi. Le jour de notre rencontre avec Pia, dans sa famille d’accueil. Je la tiens dans mes bras pour la toute première fois.  Elle me regarde, la tête penchée sur le côté. Elle est née avec une trisomie 21. Elle a 2 mois, ses yeux en amandes me scrutent, elle semble m’écouter, se laisse porter avec confiance et moi, j’ai peur.

Cette panique me déchire le cœur. Je croyais que j’étais prête, mais à ce moment-là, toute mon assurance se dégonfle.

Cette enfant n’est pas la mienne, je le sens.

Pourtant, durant plus de 3 ans, nous avons travaillé à ce « projet d’adoption ». On a tout fait : les coups de téléphones, les réunions d’information en groupe, les rendez-vous avec les assistantes sociales, la visite à notre domicile, les explications à nos filles, les hauts et les bas… Je pensais vivre une des plus belles rencontres de ma vie, mais je chavire. Cet enfant, c’est une autre femme qui l’a porté, mis au monde.

Cette enfant n’est pas la mienne, pas encore.

Mais elle a besoin d’une famille, elle va probablement devenir la sœur de mes deux grandes filles. Tout le monde me regarde et moi, je voudrais fuir. Je tends Pia à Christoph et je les observe. Mon mari la prend tout contre lui. Et lovée dans ses bras, elle lui sourit, ils se regardent et ils se trouvent. Ils s’aiment déjà.

Et moi, je panique…

Je panique parce que mille doutes m’assaillent tout à coup :

« Pourrais-je l’aimer assez ? Et si c’était de trop ? Si elle était trop différente ? ».

Je suis dans le mauvais film, les gars ! J’aurais tant aimé une de ces rencontres de rêve. Je me serais penchée sur son visage, l’aurais embrassée tendrement, lui aurais soufflé à l’oreille « Je suis ta maman petite fille, n’aie pas peur, tu ne seras plus jamais seule et nous t’aimons juste comme tu es ». Mais en réalité, j’ai mal au ventre, j’ai peur, je ne suis pas sa maman. Nous repartons ce soir-là, bouleversés. Je suis vidée tandis que Christoph, lui, est de nouveau papa.

La maman d’accueil me dit sur le pas de la porte : « J’ai un oui pour vous » (Tant mieux, moi je n’ai rien que de la soupe de petit pois devant les yeux et dans le cœur). Au fond, elle me dit : « Je sais que tout ira bien, que vous êtes les futurs parents de cette petite, je sais que c’est bon ». Oui, ok, d’accord mais moi je ne sais plus grand-chose mis à part que je veux partir loin, fuir cette décision, oublier. Oublier qu’en ce jeudi de septembre j’ai rencontré un bébé qui a besoin d’une famille et que sa maman, ce sera peut-être moi.

Vendredi

J’ai passé la plupart de la journée à pleurer, à être en colère contre tout, à rouspéter sur Dieu, à supplier son aide, à marcher dans la forêt en voulant abattre le petit écureuil qui saute d’une branche à l’autre en toute légèreté et qui me rappelle que la vie est belle. J’appelle mes amis, ma famille, je leur demande de penser à nous. Ils m’écoutent, je tremble de la tête aux pieds en expliquant à mon amie Susanne que j’ai peur.

Je ne suis pas seule.

Comme prévu, nous appelons l’assistante sociale chacun de notre côté, pour lui dire si oui ou non nous sommes prêts à devenir les parents de Pia. J’inonde mon téléphone de larmes et l’assistante sociale me parle patiemment, calmement. Elle me connaît, et pas seulement mon dossier. Elle sait que j’ai aussi voulu annuler mon mariage une semaine avant (à cause de la panique !). Je lui explique les doutes et tous mes « et si ».

Elle est apaisante, me demande comment ça s’est passé quand je suis devenue maman les deux premières fois. Elle me rappelle que les premières rencontres avec nos nouveaux-nés ne sont pas toujours synonymes de coup de foudre et de bonheur instantané, parfois, on a besoin de temps, parfois, on a peur. Elle me conseille de retourner rendre visite à Pia le lendemain, sans me mettre de pression, et de me poser les questions suivantes :

« Pourrait-elle devenir mon bébé ? Pourrais-je devenir sa maman ? Est-ce que le lien filial pourrait naître ? ».

Elle me rappelle que l’attachement grandit, prend du temps, que c’est un processus. Je commence à apprivoiser les peurs qui me rugissent dans la tête, celles qui me sifflent à l’oreille : « Tu ne peux pas devenir sa maman, en fait, tu ne le veux pas »

Samedi

Deuxième rencontre avec Pia. J’ai dormi comme une masse, mon corps a repris des forces mais j’ai encore l’impression d’avoir été écrasée par un camion. Si ma tête voit clair à nouveau, mon cœur est encore un peu dans le brouillard. Nous roulons plus d’une heure pour arriver chez la maman d’accueil, elle nous ouvre la porte et nous propose :

« Pia dort encore, mais elle va bientôt se réveiller pour boire son prochain biberon, allez-donc dans sa chambre ! »

Je rentre cœur battant dans cette pièce inondée de soleil. Dans un coin se trouve un vrai berceau de princesse. Je me penche et vois Pia, toute détendue, endormie, les bras écartés qui touchent les parois de son petit lit. Mon cœur respire enfin et je me dis que « oui, mais oui, je le veux, je veux devenir sa maman et aimer cette enfant qui n’est pas encore tout à fait la mienne »

Dimanche

Pour cette troisième visite, nous avons emmené nos deux grandes filles. Emma a 5 ans, Ann-Céline, 7. Après avoir fait connaissance avec Pia, l’avoir prise dans les bras, après nos premières photos de famille à cinq, elles partent jouer dans le jardin avec les enfants du voisinage. Je les suis, avec Pia dans les bras. Je lui parle, lui montre le linge qui pend, les couleurs, les tissus. Il fait bon. Son visage est tout contre le mien, si proche.

Je me penche pour lui donner un bisou et cela me rappelle les premiers moments avec mes deux grandes filles. C’est bien ça que j’ai toujours fait ! Des bisous, de gros bisous bien belges, dans le cou, sur les joues. Mais oui, c’est tout moi, ma culture ! Je recommence, et pose encore un bisou sur la joue de cette petite Pia qui grimace à chacun d’eux. Elle ne semble pas savoir quoi en penser. Hop, encore un et avant même que ma tête ne comprenne ce que disait ma bouche, mon cœur avait parlé. Je lui souffle à l’oreille : 

« Je suis ta maman, Pia, je suis ta maman. Je t’aime, petite princesse ». 

Plusieurs années après, Pia a bien grandi.

Ma fille, ma troisième fille, notre cadeau spécial, et – tout comme ses grandes sœurs – notre trésor. Je ne pourrais jamais imaginer notre vie sans elle. Ce lien d’amour a grandi peu à peu pour devenir fort, intense. On m’invite régulièrement à parler de l’adoption de Pia (oui, il existe un livre sur la venue de Pia dans nos vies, mais il est en allemand). Les gens sont parfois éblouis par cette histoire mais honnêtement, moi, ce qui m’épate, c’est la capacité que possèdent les êtres humains à aimer un enfant qui n’est pas le leur, à l’accueillir, à en prendre soin.

Et cela ne se passe pas seulement durant une adoption. Si tu regardes bien autour de toi, tu découvriras un grand nombre de gens qui vivent cela jour après jour. Je connais non seulement un grand nombre de famille d’accueil, mais aussi un grand nombre de famille recomposées.

C’est fabuleux, non ?

Complexe, parfois, mais beau. J’aime observer mon amie Céline s’occuper de son fils adoptif et de sa fille d’accueil. Ce sont les mêmes cernes de maman, les mêmes moments magiques, les mêmes câlins, les mêmes nuits agitées… J’aime voir les photos de mon amie Mélanie sur Instagram, une ribambelle d’enfants à ses côtés. Impossible de reconnaître au premier coup d’œil les « siens » et ceux de son mari. J’aime les connivences dans les gestes, les regards complices, la fierté des grands « demi »-frères, les longues tablées, etc. 

Et pourtant, le quotidien n’est pas toujours facile.

Dans les bagages de nos enfants, il y a une autre famille, un « avant nous », d’autres relations filiales. Tout cela laisse des traces dans leur comportement, ils ont un héritage génétique aussi, il y a une « autre maman » dans leur cœur, dans notre imaginaire aussi. Et cette autre famille, elle est parfois aussi très proche, très présente dans notre planning. C’est un tricot qui est parfois très compliqué (comme ces gilets au relief cordé, croisé, point mousse, que sais-je…) , une réalité à apprivoiser, et ce, au quotidien. Une maille à l’endroit, trois mailles à l’envers, et les doigts emmêlés dans les aiguilles. Cela demande beaucoup d’efforts, de patience et d’endurance. En tant qu’adultes, on est parfois frustrés, ou encore blessés, on voudrait tout envoyer balader et effacer du tableau « l’ex de mon mari » ou « la jeune mère biologique irresponsable de mon enfant d’accueil ».

C’est un sacré défi que d’aimer cette complexité. On marche hors des sentiers battus, on panique, on voudrait fuir. Moi aussi, j’ai pensé ne pas y arriver. Et puis le lien grandit, en même temps que nos forces, on apprend à gérer, à repousser les limites de notre zone de confort. Et en chemin, on découvre combien nos cœurs sont malléables, extensibles, capables d’aimer profondément cet enfant qui n’était pas le nôtre mais qui l’est vraiment devenu !   

Aimer cet enfant qui n’est pas de moi… c’est toucher au fabuleux de nos vies. Moi, je ne regrette pas un instant et je murmurerai toujours et encore :

« Je suis ta maman, Pia, pour toujours »



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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